Sans bouger de son mur, Adamsberg appela le légiste, en plein travail sur le corps de Viard. Pendant qu’on allait le chercher, il consulta son carnet à la recherche du patronyme du médecin. Romain.
— Romain, ici Adamsberg. Désolé de vous déranger. Vous confirmez la strangulation ?
— Aucun doute. Le tueur utilise un lacet solide, sans doute un gros fil plastique. Il y a un point d’impact assez net sur la nuque. Il pourrait s’agir d’une sorte de collet coulissant. L’assassin n’a qu’à serrer vers la droite, ça ne demande pas beaucoup de force. Il a d’ailleurs amélioré sa technique en se lançant dans la tuerie de gros : les deux cadavres ont reçu une bouffée de lacrymogène fortement dosé. Le temps qu’ils réagissent, le tueur avait déjà passé le collet. C’est du rapide et du sûr.
— Est-ce que Laurion avait des piqûres sur le corps, des piqûres d’insectes ?
— Bon sang, je ne l’ai pas signalé dans le rapport. Sur le coup, ça ne m’a pas paru signifiant. Il avait des boutons de puces assez frais à l’aine. Viard en présente également, sur l’intérieur de la cuisse droite et au cou, déjà plus anciens. Je n’ai pas encore eu le temps d’examiner le dernier.
— Est-ce que les puces peuvent piquer un mort ?
— Non, Adamsberg, en aucune façon. Elles le quittent dès les premiers signes de refroidissement.
— Merci, Romain. Contrôlez l’absence du bacille, comme pour Laurion. On ne sait jamais.
Adamsberg rempocha son portable, appuya ses doigts sur ses yeux. Donc, il s’était trompé. Le tueur n’avait pas déposé son enveloppe à puces au même moment qu’il avait tué. Il s’était écoulé un délai entre l’introduction des puces et le meurtre, puisque les insectes avaient eu le temps de piquer. Un délai même assez long dans le cas de Viard, le légiste ayant décrété que les boutons étaient déjà anciens.
Il tourna dans la pièce, les mains croisées dans le dos. Le semeur suivait donc un protocole assez fou pour glisser tout d’abord son enveloppe décachetée sous les portes de ses futures victimes, puis pour revenir quelque temps plus tard et cette fois forcer la serrure et étrangler sa proie, charbon de bois en poche. Il travaillait en deux temps. Un, les puces, deux le meurtre. Sans parler de l’infernal ajustage des 4 et des annonces préparatoires. Adamsberg sentit grandir en lui une sorte d’impuissance. Les chemins se mélangeaient, la route à prendre lui échappait, ce tueur cérémonieux lui devenait étranger, incompréhensible. Il composa sur une impulsion le numéro de Camille et, une demi-heure plus tard, il s’étendait sur son lit, nu sous ses habits, puis nu sans ses habits. Camille se posa sur lui et il ferma les yeux. En une minute, il oublia que vingt-sept hommes de sa brigade patrouillaient dans les rues ou sur les claviers.
Deux heures et demie plus tard, il rejoignait la place Edgar-Quinet, raccommodé avec lui-même, enveloppé et presque protégé par ce léger fléchissement des cuisses.
— J’allais vous appeler, commissaire, dit Decambrais en venant à lui depuis le seuil de sa maison. Il n’y en avait pas hier, mais il y en a une aujourd’hui.
— On n’a vu personne la déposer dans l’urne, dit Adamsberg.
— Elle est arrivée par courrier. Il a changé de méthode, il ne prend plus le risque de venir lui-même. Il poste.
— Quelle adresse ?
— A Joss Le Guern, ici même.
— Il connaîtrait le nom du Crieur ?
— Beaucoup de gens le connaissent.
Adamsberg suivit Decambrais dans son antre et ouvrit la grande enveloppe.
Le bruit court soudain, bien vite confirmé, que la peste venait d’éclater en ville dans deux rues à la fois. On disait que les deux (…) avaient été trouvés avec tous les signes les plus nets du mal.
— Le Guern l’a criée ?
— Oui, à midi. Vous aviez dit de poursuivre.
— Les textes sont plus explicites à présent que le gars est entré en action. Quel effet sur le public ?
— Des remous, des interrogations et beaucoup de discussions au Viking. Je crois qu’il y avait un journaliste. Il posait des quantités de questions à Joss et aux autres. Je ne sais pas d’où il sortait.
— De la rumeur, Decambrais. C’était inévitable. Avec les spéciales des derniers jours, avec le communiqué de mardi soir et le mort du matin, c’était obligatoire que la boucle se noue. Cela devait arriver. La presse a peut-être reçu une déclaration du semeur lui-même, afin d’activer la tornade.
— C’est bien possible.
— Postée hier, dit Adamsberg en retournant l’enveloppe, dans le 1er arrondissement.
— Deux morts annoncées, dit Decambrais.
— C’est fait, dit Adamsberg en le regardant. Vous entendrez cela ce soir à la télévision. Deux hommes jetés sur le trottoir comme des sacs, nus et passés au noir.
— Deux d’un coup, dit Decambrais d’une voix sourde.
Sa bouche s’était contractée, dispersant une pluie de rides sur sa peau blanche.
— À votre avis, Decambrais, les corps des pestiférés sont-ils noirs ?
Le lettré fronça les sourcils.
— Je ne suis pas spécialiste de la question, commissaire, et surtout pas d’histoire de la médecine. C’est pourquoi j’ai tant traîné à identifier ces « spéciales ». Mais je peux vous assurer que les médecins de l’époque ne mentionnent jamais cet aspect, cette couleur, Des charbons, des taches, des bubons, des bosses, oui, mais pas ce noir. Il s’est ancré dans l’imagination collective beaucoup plus tard, par glissement sémantique, voyez-vous.
— Bon.
— C’est sans importance car l’erreur est restée et on appelle bien la peste la Mort noire. Et ces mots sont certainement capitaux pour le tueur car ce sont des termes qui sèment l’effroi. Il veut impressionner, frapper les esprits avec des idées fortes, qu’elles soient vraies ou fausses. Et la Mort noire frappe comme un canon.
Adamsberg s’installa au Viking, assez calme en cette fin d’après-midi, et commanda un café au grand Bertin. Par la vitre, il avait une vue étendue sur toute la place. Danglard le sonna un quart d’heure plus tard.
— Je suis au Viking, dit Adamsberg.
— Méfiez-vous de ce calva, dit Danglard. Il est très singulier. Il vous ôte les idées en un tournemain.
— Je n’ai plus d’idées, Danglard. Je suis paumé. Je crois qu’il m’a saoulé, qu’il m’a déboussolé. Je crois qu’il m’a eu.
— Le calva ?
— Le semeur de peste. CLT. À propos, Danglard, laissez tomber ces initiales.
— Mon Christian Laurent Taveniot ?
— Laissez-le en paix, dit Adamsberg qui avait ouvert son carnet à la page remplie par Vandoosler. C’est l’électuaire des trois adverbes.
Adamsberg attendit une réaction de son adjoint, qui ne vint pas. Danglard, lui aussi, se faisait déborder. Son esprit éclairé se noyait.
— Cito, Longe, Tarde, lut Adamsberg. Casse-toi au diable et pour un bail.
— Merde, dit Danglard après un moment. Cito, Longe fugeas et Tarde redeas. J’aurais dû y penser.
— On ne pense plus et même plus vous. Il nous submerge.
— Qui vous a renseigné ?
— Marc Vandoosler.
— J’ai vos renseignements sur ce Vandoosler.