— Laissez tomber aussi. Il est hors de cause.
— Vous saviez que son oncle avait été flic et viré juste en fin de carrière ?
— Oui. J’ai bouffé du poulpe avec ce type.
— Ah bon. Vous saviez que le neveu, Marc, avait trempé dans quelques affaires ?
— Criminelles ?
— Oui, mais du côté de l’enquête. Pas con du tout, le type.
— J’avais remarqué.
— Je vous appelais pour les alibis des quatre pestologues. Tous en ordre, rubis sur l’ongle, des vies de famille indémontables.
— Pas de chance.
— Non. Il ne nous reste plus personne.
— Et moi, je ne vois plus rien. Je ne sens plus rien, mon vieux.
Danglard aurait dû se réjouir de l’agonie des intuitions d’Adamsberg. Il se surprit pourtant à déplorer cette débâcle et à l’encourager dans cette voie qu’il réprouvait plus qu’aucune autre.
— Si, dit-il fermement, vous sentez forcément un truc, au moins un truc.
— Juste un truc, convint lentement Adamsberg après un court silence. Toujours le même.
— Dites ce truc.
Adamsberg balaya la place du regard. Des petits groupes commençaient à se former, d’autres à sortir du bar, se préparant pour la criée de Le Guern. Là-bas, près du grand platane, on prenait les paris sur l’équipage perdu ou sauvé en mer.
— Je sais qu’il est là, dit-il.
— Là où ?
— Sur cette place. Il est là.
Adamsberg n’avait plus la télévision et il avait pris l’habitude, en cas de nécessité, de descendre à cent mètres de chez lui dans un pub irlandais saturé de musique et d’odeur de Guinness, où Enid, une serveuse qui le connaissait depuis longtemps, le laissait regarder le petit poste coincé sous le bar. Il poussa donc la porte des Eaux noires de Dublin à huit heures moins cinq et se glissa derrière le comptoir. Les eaux noires, c’était exactement l’impression qu’il ressentait depuis le matin, au moins. Pendant qu’Enid lui préparait une énorme pomme de terre aux lardons — où les Irlandais se procuraient-ils des pommes de terre aussi gigantesques, c’était une question qu’on pouvait se poser, si on en avait le temps, c’est-à-dire si un semeur de peste ne vous bloquait pas toute la tête —, Adamsberg suivit le bulletin d’informations en sourdine. C’était à peu de chose près aussi catastrophique que ce qu’il avait redouté.
Le présentateur annonçait le décès de trois hommes à Paris, survenu dans les nuits du lundi au mardi et du mercredi au jeudi dans des circonstances alarmantes. Les victimes habitaient toutes des immeubles présentant ces peintures de 4 qui avaient fait l’objet d’un communiqué spécial de la Préfecture de police au JT de l’avant-veille. Le sens de ces chiffres, sur lequel la police n’avait pas alors souhaité s’expliquer, était à présent connu grâce à la réception par l’AFP d’un court message de leur auteur. Ce communiqué anonyme était à prendre avec les plus grandes précautions et rien n’en assurait l’authenticité. Son auteur affirmait cependant la mort par peste des trois hommes et assurait qu’il avait depuis longtemps mis en garde la population de la capitale contre le fléau par des annonces publiques répétées sur le carrefour Edgar-Quinet-Delambre. Une telle revendication était certainement à mettre au compte d’un déséquilibré. Si les corps présentaient en effet bien des aspects de la mort noire, la Préfecture de police certifiait que ces hommes avaient été les malheureuses victimes d’un tueur en série, et qu’ils étaient décédés des suites d’une strangulation. Adamsberg entendit qu’on citait son nom.
Suivaient des plans des portes marquées, avec explications à l’appui, des témoignages d’occupants, une vue de la place Edgar-Quinet puis le commissaire divisionnaire Brézillon en personne, filmé dans son bureau du Quai des Orfèvres, qui assura avec toute la gravité nécessaire que toutes les personnes menacées par le déséquilibré étaient protégées par les forces de police et que la rumeur de peste était pure et simple invention de l’individu actuellement recherché, les taches noires constatées sur les corps ayant été produites par le frottement d’un morceau de charbon de bois. Au lieu de s’en tenir à ces affirmations apaisantes, le journal enchaînait sur un court documentaire relatant le passé de la peste noire en France, chargé d’images et de commentaires parfaitement atroces.
Adamsberg gagna sa place, un peu accablé, et entama sans la voir cette monumentale pomme de terre.
Au Viking, on avait monté le son du poste, et Bertin recula l’heure du plat chaud et du lancement du tonnerre. Joss, au centre de l’intérêt général, se débrouillait comme il le pouvait devant l’assaut des questions, soutenu impeccablement par Decambrais qui gardait un parfait sang-froid et par Damas qui, bien qu’ignorant en quoi il pouvait se rendre utile, sentait qu’une situation tendue et complexe venait de naître et ne lâchait pas le flanc gauche de Joss. Marie-Belle avait éclaté en larmes, déclenchant la panique de Damas.
— Il y a la peste ? avait-elle crié pendant le bulletin, résumant les alarmes de chacun, que personne n’osait exprimer aussi vivement.
— T’as pas entendu ? dit Lizbeth de sa voix dominante. Ils ne sont pas morts de peste, ces gars, ils ont été étranglés. T’as pas entendu ? Faut suivre, Marie-Belle.
— Et qui nous dit qu’il ne nous roule pas dans la farine, le gros de la Préfecture ? dit un homme au bar. Tu crois que s’il y a la peste en ville, ils vont nous le dire gentiment aux infos, des fois, Lizbeth ? Tu crois qu’ils nous balancent tout ce qu’ils savent ? C’est comme ce qu’ils foutent dans le maïs et dans la vache, tu crois qu’ils nous le racontent, des fois ?
— Et nous, qu’est-ce qu’on fait pendant ce temps-là ? dit un autre. On le bouffe, leur maïs.
— Moi, je ne le bouffe plus, dit une femme.
— T’en as jamais bouffé, dit son mari, tu n’aimes pas ça.
— Avec toutes leurs expériences à la con, reprit une voix au bar, c’est bien possible qu’ils aient encore fait une grosse bourde et qu’ils aient lâché la maladie dans la nature. Tiens, les algues vertes, tu sais d’où elles viennent, les algues vertes ?
— Ouais, répondit un type. Et on ne peut plus les rattraper, maintenant. C’est comme les maïs et les vaches.
— Trois morts, tu te rends compte ? Et comment ils vont stopper ça ? Ils ne le savent même pas eux-mêmes, je te le garantis.
— Tu penses, dit un gars, au bout du bar.
— Mais bon sang, cria Lizbeth en essayant de couvrir le bruit de la discussion, ces gars ont été étranglés !
— Parce qu’ils n’avaient pas les 4, dit un homme en levant l’index. Ils étaient pas protégés. Ils l’ont expliqué, ça, oui ou merde, à la télé ? On n’a pas rêvé, oui ou merde ?
— Ben si c’est ça, c’est pas un truc qui s’est échappé, c’est un type qui l’envoie.
— C’est un truc qui s’est échappé, reprit l’homme fermement, et il y a un type qu’essaie de protéger les personnes et de les prévenir. Il fait ce qu’il peut, le type.
— Et pourquoi il a oublié des gens, alors ? Et pourquoi il a peint qu’une poignée d’immeubles ?
— Dis donc, il est pas Dieu, le gars. Il a pas quatre mains. T’as qu’à les faire tout seul, tes 4, si tu chies au froc.
— Mais bon sang ! cria à nouveau Lizbeth.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda timidement Damas, sans que personne n’y prête attention.
— Laisse tomber, Lizbeth, dit Decambrais en lui prenant le bras. Ils deviennent dingues. Il faut espérer que la nuit les calme. On va servir le diner, sonne le rappel des locataires.
Pendant que Lizbeth rassemblait ses brebis, Decambrais passa un coup de fil à Adamsberg, en s’éloignant du bar.