— Un instant, Adamsberg, J’écoute le naufrage.
Il se fit un silence de deux minutes, puis Decambrais revint en ligne.
— Alors ? demanda Adamsberg.
— Tous sauvés, dit Decambrais. Vous aviez parié quoi ?
— Tous sauvés.
— C’est au moins ça de gagné pour la journée.
Au moment où Joss sautait à bas de sa caisse pour aller boire le café chez Damas, Adamsberg pénétrait dans la grande salle et grimpait sur la petite estrade que lui avait préparée Danglard, le légiste à ses côtés, le projecteur prêt à tourner. Il fit face à la troupe des journalistes et des micros tendus et dit :
— J’attends vos questions.
Une heure trente plus tard, la conférence était terminée et s’était plutôt bien passée, Adamsberg étant parvenu, en répondant doucement et point par point, à désamorcer les doutes qui planaient sur les trois morts noires. En milieu de séance, il avait croisé le regard de Danglard et compris à sa mine tendue que quelque chose venait de dérailler. Les rangs de ses officiers s’étaient discrètement clairsemés. Sitôt la réunion achevée, Danglard ferma la porte du bureau derrière eux.
— Un cadavre avenue de Suffren, annonça-t-il, fourré sous une camionnette avec ses habits en tas. On ne l’a découvert que lorsque le conducteur a démarré, à neuf heures quinze du matin.
— Merde, dit Adamsberg en se laissant tomber sur sa chaise. Un homme ? La trentaine ?
— Une femme, moins de la trentaine.
— Le seul fil qui casse. Elle habitait un de ces foutus immeubles ?
— Le numéro 14 de la liste, rue du Temple. Il avait été couvert de 4 il y a deux semaines, sauf la porte de l’appartement de la victime, au deuxième droite.
— Les premières informations ?
— Elle s’appelle Marianne Bardou. Solitaire, des parents en Corrèze, un amant pour le week-end à Mantes, un autre pour quelques soirées à Paris. Elle était vendeuse dans une épicerie de luxe rue du Bac. Une jolie femme, très sportive, inscrite dans plusieurs salles de gymnastique.
— Je suppose qu’elle n’y rencontrait pas Laurion ni Viard ni Clerc ?
— Je vous l’aurais dit.
— Elle est sortie hier soir ? Elle a dit quelque chose à l’agent de garde ?
— On ne sait pas encore. Voisenet et Estalère sont partis à son domicile. Mordent et Retancourt sont avenue de Suffren, ils vous attendent.
— Je ne sais plus qui est qui. Danglard.
— Ce sont vos adjoints, hommes et femmes.
— La jeune femme ? Etranglée ? Nue ? La peau passée au noir ?
— Comme les autres.
— Pas de viol ?
— Il ne semble pas.
— Avenue de Suffren, c’est bien choisi. Un des coins les plus déserts de la ville à la nuit. On a le temps de décharger quarante corps sans se faire de bile. Pourquoi sous un camion, à votre avis ?
— J’ai eu le temps d’y penser. Il a dû la déposer assez tôt dans la nuit mais il n’a pas souhaité qu’on la découvre avant l’aube. Soit pour respecter la tradition des charretiers qui venaient ramasser au petit jour les corps qu’on avait jetés dans les rues, soit pour que la découverte ait lieu après la criée. La criée a-t-elle annoncé cette mort ?
— Non. Elle donnait des prescriptions pour se garantir du fléau. Devinez quoi.
— Des 4 ?
— Des 4. Des 4 à dessiner chez soi tout seuls, comme des grands.
— Notre semeur est trop occupé à tuer, c’est cela ? Il n’a plus le temps de peindre ? Il délègue ?
— Ce n’est pas cela, dit Adamsberg en se relevant et en enfilant sa veste. C’est pour nous noyer. Imaginez que seulement un dixième des Parisiens obéisse et protège sa porte par un 4, on ne pourra plus démêler les authentiques des spontanés. C’est facile à peindre, les journaux l’ont reproduit en long et en large, il n’y a qu’à recopier soigneusement.
— Un graphologue nous séparera vite fait les vrais des faux.
Adamsberg secoua la tête.
— Non, Danglard, pas vite fait. Pas si on se retrouve à la tête de cinq milliers de 4 exécutés par cinq milliers de mains. Et je suis sans doute bien en dessous du chiffre. Des tas de gens vont obéir. Combien font dix-huit pour cent de deux millions ?
— Qui sont ces dix-huit pour cent ?
— Les crédules, les peureux, les superstitieux. Ceux qui craignent les éclipses, les nouveaux millénaires, les prédictions et les fins du monde. Ceux qui l’avouent dans les sondages, du moins. Combien cela fait, Danglard ?
— Trois cent soixante mille.
— Eh bien, on peut s’attendre à quelque chose comme ça. Si la peur s’en mêle, ça va être un raz-de-marée. Et si l’on ne distingue plus les vrais 4, on ne distinguera plus non plus les vraies portes vierges. On ne pourra plus protéger personne. Et le semeur pourra déambuler comme il lui plaît, sans un flic qui l’attende à chaque palier. Il pourra même peindre en plein jour, sans s’emmerder avec les codes. Car on ne pourra pas arrêter les milliers de gens pris à dessiner sur leurs portes. Vous comprenez, Danglard, pourquoi il fait cela ? Il manipule l’opinion, parce que ça l’arrange, parce qu’il en a besoin, pour se débarrasser des flics. Il est lucide, Danglard, lucide et pragmatique.
— Lucide ? Rien ne l’obligeait à peindre ses foutus 4. Rien ne l’obligeait à isoler ses victimes. C’est un piège qu’il s’est tendu à lui-même.
— Il voulait qu’on comprenne qu’il s’agissait de la peste.
— Il n’avait qu’à peindre une croix rouge, après.
— C’est vrai. Mais il lance une peste sélective, et non pas générale. Il choisit ses victimes, et il tient résolument à protéger de la contagion ceux qui les côtoient. Cela aussi, c’est pragmatique, c’est raisonné.
— Raisonné dans l’univers de sa démence. Il pouvait tuer sans mettre en scène cette foutue peste hors du temps.
— Il ne veut pas tuer lui-même. Il veut que des gens soient tués. Il veut être l’agent qui dirige la malédiction. Cela doit faire une énorme différence pour lui. Il ne se sent pas responsable.
— Bon sang, mais une peste ! C’est grotesque. D’où sort-il, ce type ? De quel monde ? De quelle tombe ?
— Quand on comprendra cela, Danglard, on le tiendra, je vous l’ai dit. Quant au grotesque, c’est certain. Mais ne mésestimez pas cette vieille peste. Elle a encore du ressort et elle intéresse déjà beaucoup plus de monde qu’elle ne devrait. Grotesque peut-être, avec ses frusques en lambeaux, mais elle ne fait marrer personne. Grotesque mais redoutable.
Depuis la voiture roulant en direction de l’avenue de Suffren, Adamsberg contacta l’entomologue pour l’envoyer rue du Temple avec un cobaye, dans l’appartement de la nouvelle victime. On avait recueilli des NosopysIlus fasciatus dans les appartements de Jean Viard et de François Clerc, quatorze chez le premier et neuf chez le second, plus quelques-unes dans les paquets de vêtements que le semeur avait jetés près d’eux. Toutes saines. Toutes sorties d’une grosse enveloppe ivoire fendue d’un coup de couteau. Son second appel fut pour l’AFP. Que quiconque recevant une telle enveloppe se mette aussitôt en contact avec les flics. Qu’on montre l’enveloppe au JT de midi.
Adamsberg contempla avec désolation le corps nu de la jeune femme, défiguré par l’étranglement, presque entièrement sali par le charbon et la crasse de la camionnette, ses habits formant un petit amas pathétique à ses côtés. On avait bloqué l’avenue pour éviter les curieux, mais des centaines de gens étaient déjà passés à ses côtés. Il n’y aurait aucun moyen de contenir l’information. Il enfonça tristement ses poings dans ses poches. Il perdait toute clairvoyance, il ne parvenait plus à comprendre, à sentir, à saisir ce tueur, tandis que le semeur faisait montre à l’inverse d’une efficacité parfaite, claironnant ses annonces, maitrisant la presse et abattant ses victimes où il voulait et quand il voulait, en dépit d’un déploiement policier censé le cerner de toutes parts. Quatre morts qu’il n’avait pas pu empêcher alors que sa vigilance s’était éveillée bien avant. Quand, d’ailleurs ? A la seconde visite de Maryse, la mère de famille à bout de nerfs. Il repérait nettement l’instant où étaient nées ses premières inquiétudes. Mais il ne savait plus en revanche quand il avait perdu le fil, à quel moment il s’était égaré dans le brouillard, submergé de données, impuissant.