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— On continue les patrouilles ?

— Oui. Tâchez d’estimer l’ampleur du phénomène. Procédez par échantillonnage.

— Au moins, pas de meurtre cette nuit, commissaire. Les vingt-cinq étaient tous bon pied bon œil au matin.

— Je sais, Voisenet.

Adamsberg termina de découper à la va-vite cet article qui, dans la mêlée, se distinguait par son contenu posé et nourri. C’était le dernier élément qui manquait pour mettre le feu aux poudres, le jet d’essence balancé dans le foyer naissant. Il titrait énigmatiquement : La maladie n°9.

La maladie n°9

La préfecture de police, par la voix du divisionnaire pierre Brézillon, nous a assuré que les quatre mystérieux décès survenus cette semaine à Paris étaient l’œuvre d’un tueur en série. Les victimes auraient trouvé la mort par strangulation et le commissaire principal Jean-Baptiste Adamsberg, chargé de l’enquête, a communiqué à la presse les photos les plus convaincantes de ces marques d’étranglement. Mais nul n’ignore plus aujourd’hui que ces décès sont parallèlement attribués, par un informateur anonyme, à une épidémie naissante de peste noire, ce terrible fléau qui ravagea autrefois le monde.

Face à cette alternative, permettons-nous de jeter le doute sur l’impeccable démonstration de nos services de police en revenant quatre-vingts ans en arrière. Paris a effacé de sa mémoire l’histoire de sa dernière peste. Pourtant, l’ultime épidémie qui frappa la capitale ne remonte qu’à 1920. Partie de Chine en 1894, la troisième pandémie pesteuse dévasta les Indes en y causant la mort de douze millions d’hommes et atteignit l’Europe occidentale dans tous ses ports, à Lisbonne, à Londres, à Porto, à Hambourg, à Barcelone… et à Paris, par une péniche venue du Havre et vidant ses cales sur les berges de Levallois. Comme partout en Europe, la maladie fit heureusement long feu et déclina en quelques années. Elle toucha néanmoins quatre-vingt-seize personnes, principalement dans les banlieues nord et est de la ville, parmi les populations misérables des chiffonniers logeant dans des baraquements insalubres. La contagion se glissa même intra muros et fit une vingtaine de victimes au cœur de la ville.

Or, durant le temps que dura cette épidémie, le gouvernement français la garda secrète. On vaccina les populations exposées sans que la presse fût informée du véritable objet de ces mesures exceptionnelles. Le Service des épidémies de la Préfecture de police, dans une série de notes internes, insista sur la nécessité de cacher le mal à la population, mal qu’elle nomma pudiquement « la maladie n°9 ». Ainsi lit-on sous la plume du Secrétaire général, en 1920 : « Un certain nombre de cas de maladie n°9 ont été signalés à Saint-Ouen, à Clichy, à Levallois-Perret et dans le 19ème et le 20ème arrondissement. (…) J’attire votre attention sur le caractère strictement confidentiel de cette note et sur la nécessité de ne pas semer l’alarme dans la population. » C’est une fuite qui permit au journal L’Humanité de révéler la vérité dans son édition du 3 décembre 1920 : « Le Sénat a consacré sa séance d’hier à la maladie n°9. Qu’est-ce que la maladie n°9 ? À trois heures et demie, nous savions, par M. Gaudin de Villaine, qu’il s’agit de la peste… »

Sans vouloir accuser les représentants de la police de falsifier les faits, aujourd’hui comme hier, pour nous masquer la réalité, cette petite note d’histoire rappelle utilement aux citoyens que l’Etat a ses vérités que la vérité ne connait pas et qu’en tous les temps, il a su manier l’art de la dissimulation.

Pensif, Adamsberg laissa retomber son bras, l’article ravageur entre les doigts. La peste en 1920, à Paris. C’était la première fois qu’il entendait parler de ce truc. Il composa le numéro de Vandoosler.

— Je viens de lire les journaux, dit Marc Vandoosler sans lui laisser le temps de parler. On va à la catastrophe.

— On y va, confirma Adamsberg. Cette peste de 1920, c’est vrai ou c’est une foutaise ?

— Absolument vrai. Quatre-vingt-seize cas dont trente-quatre mortels. Des chiffonniers de la bordure et quelques gens de la ville. Ça a été particulièrement violent à Clichy, des familles entières. Les enfants ramassaient les rats crevés dans les décharges.

— Pourquoi ça ne s’est pas étendu ?

— Vaccination et prophylaxie. Mais les rats semblaient surtout immunisés. Ce fut l’agonie de la dernière peste d’Europe. Elle trainait encore à Ajaccio en 1945.

— Le silence de la police, c’est vrai ? La « maladie n°9 », c’est vrai ?

— Vrai, commissaire, je suis désolé. Impossible pour vous de démentir.

Adamsberg raccrocha et déambula dans la pièce. Cette épidémie de 1920 cliquetait dans sa tête, comme un discret mécanisme libère une porte dérobée. Non seulement il avait retrouvé son point, mais il lui semblait pouvoir se hasarder au-delà de cette porte entrouverte, vers un escalier sombre un peu moisi, l’escalier de l’Histoire en somme. Le portable résonna dans sa veste et il écouta un Brézillon émergeant hors de lui de la lecture des journaux du matin.

— Qu’est-ce que c’est que ce souk sur les cachotteries de la police ? cria le divisionnaire. Qu’est-ce que c’est que ce souk sur une peste en 1920 ? La grippe espagnole, oui. Vous allez me démentir ça au trot.

— Impossible, monsieur le divisionnaire. C’est vrai.

— Vous vous foutez de moi, Adamsberg ? Ou vous voulez retrouver votre alpage de montagne ?

— Ce n’est pas la question, monsieur le divisionnaire. C’était une peste, c’était en 1920, il y eut quatre-vingt-seize cas dont trente-quatre mortels, et la police comme le gouvernement ont tâché de dissimuler le fait à la population.

— Mettez-vous à leur place, Adamsberg !

— J’y suis, monsieur le divisionnaire.

Il y eut un silence et Brézillon raccrocha violemment. Justin, ou Voisenet, l’un ou l’autre, poussa la porte du bureau. Voisenet.

— Ça grimpe, commissaire. Des appels de partout. Toute la ville est au courant, les gens ont la trouille, les portes se couvrent de 4. On ne sait plus où donner de la tête.

— N’essayez plus de donner de la tête. Laissez porter.

— Ah bien, commissaire.

Le portable résonna une nouvelle fois et Adamsberg reprit sa position contre le mur. Le ministre ? Le juge ? Plus la tension des autres grimpait, plus sa nonchalance l’envahissait. Depuis qu’il avait retrouvé le point, tout se détendait.

C’était Decambrais. Il fut le premier à ne pas lui dire ce matin qu’il avait lu les journaux et qu’on allait à la catastrophe. Decambrais était toujours axé sur ses « spéciales » qu’il recevait en avant-première, avant qu’elles ne parviennent à l’AFP. Le semeur laissait décidément un léger temps d’avance au Crieur, comme s’il tenait à lui conserver le privilège dont il avait bénéficié au départ, ou bien à le remercier de lui avoir servi de tremplin sans renâcler.

— La spéciale du matin, dit Decambrais. Elle mérite réflexion. C’est long, prenez de quoi noter.

— J’y suis.

« Il y avait en effet soixante-dix ans, commença Decambrais, qu’ils n’avaient essuyé les rigueurs de ce terrible fléau, et qu’ils faisoient leur commerce avec une entière liberté, lorsque, points de suspension, on vit arriver, points de suspension, un vaisseau chargé de coton et autres marchandises. Points de suspension. » Je vous signale ces points, commissaire, parce qu’ils figurent dans le texte.

— Je sais. Continuez, lentement.

— « Mais la liberté qu’on avoit donnée aux passagers d’entrer dans la Ville avec leurs bagages, et la fréquentation qu’ils eurent avec les habitants, produisirent bientôt de funestes effets : car dès le points de suspension, les sieurs, points de suspension, Médecins, vinrent à l’Hôtel de Ville avertir les Échevins, qu’ayant été appellés le matin points de suspension pour visiter un jeune homme malade nommé Eissalene, marinier, il leur avoit paru atteint de la Contagion. »