— C’est la fin ?
— Non, il y a un épilogue intéressant sur l’état d’esprit des gouvernants de la ville, propre à plaire à vos supérieurs.
— J’écoute.
— « Un tel avertissement fit frémir les Échevins ; et comme s’ils eussent déjà prévu les malheurs et les dangers qu’ils alloient essuyer, ils tombèrent tout à coup dans un abattement qui fit aisément connoître l’extrême douleur dont ils furent saisis. Et en effet, on ne doit pas être surpris si la crainte et les approches de la Peste jettèrent tant de frayeur dans leurs esprits, puisque les Livres sacrés nous apprennent, que des trois fléaux dont Dieu menaça autrefois son Peuple, celui de la Peste est le plus sévère, et le plus rigoureux… »
— Je ne sais pas si mon divisionnaire est dans un extrême abattement, commenta Adamsberg. Il aurait plutôt tendance à abattre les autres.
— Je me figure. J’ai connu ça, autrement. Il faut que quelqu’un tombe. Vous craignez pour votre place ?
— J’aviserai. Qu’est-ce qu’elle vous raconte, cette criée du jour ?
— Qu’elle est longue. Elle est longue parce qu’elle a deux objectifs : légitimer la peur de la population en justifiant celle des gouvernants eux-mêmes, et annoncer d’autres morts à venir. Annoncer avec précision. J’ai une vague idée de la question, Adamsberg, mais je ne suis pas sûr de moi, il faut que je vérifie. Je ne suis pas spécialiste.
— Du monde autour de Le Guern ?
— Plus encore qu’hier soir. L’espace devient rare à l’heure de la criée.
— Le Guern devrait faire payer la place. Au moins, ça profiterait à quelqu’un.
— Attention, commissaire. Je vous mets en garde contre ce genre de plaisanteries, si vous vous trouvez face au Breton. Parce que chez les Le Guern, on est peut-être des brutes mais on n’est pas des brigands.
— C’est certain ?
— En tous les cas, c’est ce que prétend son arrière-arrière-grand-père défunt. Il vient lui rendre visite de temps à autre. Pas famille famille, mais tout de même assez régulier.
— Decambrais, vous avez peint un 4 sur votre porte, ce matin ?
— Vous essayez de me froisser ? S’il doit en rester un qui se tiendra debout contre les vagues mortelles de la superstition, ce sera moi, Ducouëdic, parole de Breton. Moi, et Le Guern. Et Lizbeth. Si vous voulez vous joindre à nous, vous serez le bienvenu dans notre quarteron.
— J’y songerai.
— Qui dit superstition dit crédulité, continua Decambrais, lancé. Qui dit crédulité dit manipulation et qui dit manipulation dit calamité. C’est la plaie de l’humanité, elle a fait plus de morts que toutes les pestes entassées. Tâchez d’attraper ce semeur avant qu’ils ne vous virent, commissaire. Je ne sais pas s’il est conscient de ses actes mais il commet un tort considérable en nivelant le peuple de Paris au plus bas de lui-même.
Adamsberg raccrocha, souriant et songeur. « Conscient de ses actes. » Decambrais mettait le doigt sur le fil qui le tracassait depuis la veille et qu’il commençait à longer tout doucement. Le texte de la « spéciale » sous les yeux, il rappela Vandoosler pendant que Justin/Voisenet ouvrait sa porte et, par un geste muet des doigts, lui signalait qu’on venait d’atteindre le chiffre de sept cents immeubles touchés par les 4. Adamsberg acquiesça d’un mouvement de cils et estima qu’à ce rythme, on atteindrait les milliers avant le soir.
— Vandoosler ? Adamsberg encore. Je vous lis la spéciale de ce matin, vous avez le temps ? Ça prend un petit moment.
— Allez-y.
Marc écouta attentivement la voix d’Adamsberg décrire en douceur le désastre imminent qui s’abattait sur la ville, en la personne du jeune Eissalene.
— Alors ? dit Adamsberg en achevant sa lecture, comme s’il consultait un dictionnaire. Il lui semblait impossible que le wagon-citerne de Marc Vandoosler ne lui livre pas l’énigme de ce nouveau message.
— Marseille, dit Marc d’un ton ferme. La peste arrive à Marseille.
Adamsberg s’était attendu à une diversion du semeur, puisque son texte décrivait une éclosion nouvelle, mais pas à une sortie de Paris.
— Vous êtes sûr de vous, Vandoosler ?
— Formel. C’est l’arrivée du Grand Saint-Antoine, le 25 mai 1720, aux îles du château d’If, vaisseau venant de Syrie et de Chypre, chargé de ballots de soie infectés et portant à son bord un équipage déjà décimé par la maladie. Les noms manquants des médecins sont Peissonel père et fils, qui sonnèrent l’alarme. Le texte est célèbre et l’épidémie aussi, un désastre qui enleva près de la moitié de la ville.
— Ce garçon, cet Eissalene que les médecins vont voir, vous savez où ils l’ont visité ?
— Place Linche, aujourd’hui place de Lenche, derrière le quai nord du vieux port. Le foyer d’origine de l’épidémie ravagea la rue de l’Escale. La rue n’existe plus aujourd’hui.
— Pas d’erreur possible ?
— Aucune. C’est Marseille. Je peux vous envoyer une copie du texte original, si vous désirez une confirmation.
— Ça ne sera pas la peine, Vandoosler. Je vous remercie.
Adamsberg quitta son bureau, ébranlé. Il rejoignit Danglard qui, comme la trentaine d’autres agents, tâchait de maîtriser les appels téléphoniques et de mesurer le mouvement ascendant de la tornade superstitieuse. La grande salle sentait la bière et surtout la sueur.
— Bientôt, lui dit Danglard en reposant son combiné et en notant un chiffre, il n’y aura plus un seul pot de peinture dans toute la ville.
Il releva la tête vers Adamsberg, le front humide.
— Marseille, dit Adamsberg en lui posant le texte de la spéciale sous les yeux. Le semeur décolle. On va voyager, Danglard.
— Bon Dieu, dit Danglard en parcourant le texte rapidement. L’arrivée du Grand Saint-Antoine.
— Vous connaissiez ce passage ?
— Je le reconnais, maintenant que vous me le dites. Je ne sais pas si je l’aurais décrypté tout de suite.
— Il est plus connu que les autres ?
— Certainement. Ce fut la dernière des épidémies en France, mais elle fut atroce.
— Pas la dernière, dit Adamsberg en lui tendant l’article sur la « maladie n°9 ». Lisez cela et vous comprendrez pourquoi on ne trouvera plus d’ici ce soir un seul Parisien pour croire en la parole d’un flic.
Danglard lut et hocha la tête.
— C’est une catastrophe, dit-il.
— N’employez plus ce mot, Danglard, je vous en supplie. Mettez-moi en ligne avec le collègue de Marseille, secteur du Vieux-Port.
— Secteur du Vieux-Port, c’est Masséna, murmura Danglard qui connaissait les divisionnaires et les principaux de tout le pays aussi bien que les chefs-lieux d’arrondissements. Un type valable, pas une brute comme son prédécesseur qui a fini par être rétrogradé pour coups et blessures avec intention de faire pisser le sang aux Arabes. Masséna le remplace, et il est correct.
— J’aime autant, dit Adamsberg, parce qu’on va devoir faire la jonction.
Adamsberg s’installa à six heures cinq sur la place Edgar-Quinet pour entendre la criée du soir, qui n’apporta rien de neuf. Depuis que le semeur était contraint d’utiliser la poste pour jeter ses messages dans l’urne, sa liberté d’horaires s’en trouvait limitée. Adamsberg le savait et n’était venu là que pour examiner les visages de ceux qui se groupaient autour de Le Guern. La foule était bien plus dense que les jours précédents et beaucoup tendaient le cou pour voir à quoi ressemblait ce « Crieur » par lequel l’annonce de la contagion était advenue. Les deux agents qui surveillaient la place en permanence avaient pour mission supplémentaire de veiller à la sécurité de Joss Le Guern, au cas où un mouvement hostile se déclencherait au cours de la criée.