Adamsberg s’était posté contre un arbre, assez près de l’estrade, et Decambrais lui commentait les visages familiers. Il avait déjà consigné sur une liste une quarantaine de personnes qu’il avait séparées en trois colonnes, les assidus, les fidèles et les inconstants, avec les descriptions physiques y afférentes, comme disait Le Guern. Il avait souligné en rouge les noms de ceux qui profitaient de la Page d’Histoire de France pour lancer des paris sur les issues des naufrages finistériens, en bleu les rapides qui partaient au travail sitôt la criée achevée, en jaune les traînards qui restaient à discuter sur la place ou au Viking, en violet les familiers inféodés aux heures de marché. C’était du travail propre et clair. Papier en main, Decambrais désignait discrètement du doigt au commissaire les visages correspondants à mémoriser.
— Carmella, trois-mâts autrichien de 405 tonneaux parti sur l’est de Bordeaux à destination de Cardiff, vient se perdre sur Gazck-ar-Vilers. Équipage, quatorze hommes, sauvé, termina Joss en sautant à bas de son estrade.
— Regardez vite, dit Decambrais. Tous ceux qui ont l’air interdit, tous ceux qui froncent les sourcils, tous ceux qui n’y comprennent rien, ce sont des nouveaux.
— Des bleus, quoi, dit Adamsberg.
— Exactement. Tous ceux qui discutent, qui font des mouvements de tête, des gestes, ce sont des habitués. Decambrais laissa Adamsberg pour aller aider Lizbeth à éplucher ces haricots verts qu’ils avaient acquis à bas prix par cageots entiers et Adamsberg entra au Viking, se glissant sous la proue du drakkar pour occuper la table qu’il considérait déjà comme sienne. Les parieurs du naufrage s’étaient rassemblés au bar et l’argent passait de main en main avec bruit. C’est Bertin qui tenait la liste des paris afin qu’il n’y ait aucune triche. En raison de ses origines divines, on estimait que Bertin était un homme sûr, inaccessible aux pots-de-vin.
Adamsberg commanda un café et s’attarda sur le profil de Marie-Belle qui écrivait une lettre à la table voisine, avec beaucoup d’application. C’était une fille délicate qui aurait presque été ravissante si ses lèvres avaient été plus nettes. Comme son frère, elle avait des cheveux épais et bouclés qui lui tombaient sur les épaules, mais propres et blonds. Elle lui sourit et se remit à l’ouvrage. A ses côtés, la jeune femme qui s’appelait Éva s’efforçait de l’aider dans sa tâche. Elle était moins jolie parce que moins libre sans doute, le visage lisse et grave, cerné de violet sous les yeux, telle qu’Adamsberg se figurait quelque héroïne du XIXème siècle cloîtrée dans sa maison de province à lambris de bois.
— C’est bien comme ça ? Tu crois qu’il va comprendre ? demandait Marie-Belle.
— C’est bien, dit Éva, mais c’est un peu court.
— Je lui dis le temps qu’il fait ?
— Par exemple.
Marie-Belle se remit à l’ouvrage, tenant son stylo bien serré entre ses doigts.
— « Attraper », dit Eva, ne prend qu’un « p ».
— Tu es sûre ?
— Je crois. Laisse-moi essayer.
Éva fit plusieurs essais sur un brouillon puis fronça les sourcils, indécise.
— Je ne sais plus maintenant, je confonds. Marie-Belle tourna la tête vers Adamsberg.
— Commissaire, demanda-t-elle un peu timidement, ça prend un ou deux « p », « attraper » ?
C’était la première fois de sa vie qu’on consultait Adamsberg sur un point d’orthographe et il était incapable de fournir la réponse.
— Dans la phrase « Mais Damas n’a pas attrapé froid » ? précisa Marie-Belle.
— La phrase ne change rien, dit Éva à voix basse, toujours penchée sur son brouillon.
Adamsberg expliqua qu’il ne connaissait rien à l’orthographe et Marie-Belle parut affectée par cette nouvelle.
— Mais vous êtes policier, objecta-t-elle.
— C’est comme ça, Marie-Belle.
— Je file, dit Éva en effleurant le bras de Marie-Belle. J’ai promis à Damas de l’aider à faire la caisse.
— Merci, dit Marie-Belle, c’est gentil de me remplacer. Parce que avec toute cette lettre à faire, je ne vais pas pouvoir me libérer.
— Au contraire, dit Éva, ça me distrait.
Elle disparut sans un bruit et Marie-Belle se tourna aussitôt vers Adamsberg.
— Commissaire, je dois lui parler de cette… de ce… fléau ? Ou est-ce qu’il faut se taire le plus possible ? Adamsberg secoua la tête lentement.
— Il n’y a pas de fléau.
— Mais les 4 ? Les corps noirs ?
Adamsberg répéta son mouvement.
— Un tueur, Marie-Belle, c’est déjà amplement suffisant. Mais pas de peste, pas l’ombre d’une.
— Je dois vous croire ?
— Aveuglément.
Marie-Belle sourit à nouveau et cette fois se détendit tout à fait.
— J’ai peur qu’Éva soit amoureuse de Damas, dit-elle en plissant le front, comme si Adamsberg, parce qu’il avait résolu son problème de peste, allait débrouiller à la suite toutes les autres complications de sa vie. Le conseiller dit que c’est bien, que c’est la vie qui revient, qu’il faut la laisser faire. Mais moi, pour une fois, je ne suis pas d’accord avec le conseiller.
— Parce que ? demanda Adamsberg.
— Parce que Damas est amoureux de la grosse Lizbeth, voilà pourquoi.
— Vous n’aimez pas Lizbeth ?
Marie-Belle eut une moue, puis elle se reprit.
— Elle est brave, dit-elle, mais elle fait beaucoup de bruit. Elle me fait un peu peur aussi. De toute façon, Lizbeth ici, c’est intouchable. Le conseiller dit que c’est comme un arbre qui donne l’abri à des centaines d’oiseaux. Je veux bien, mais c’est un arbre qui casse sacrément les oreilles. Et puis Lizbeth, elle fait un peu sa loi partout. Tous les hommes se traînent devant elle. Automatiquement, avec son expérience.
— Vous êtes jalouse ? demanda Adamsberg en souriant.
— Le conseiller affirme que oui mais moi, je ne m’en rends pas compte. Ce qui m’embête, c’est que Damas est fourré là-bas tous les soirs. Faut reconnaître qu’automatiquement, quand on écoute Lizbeth chanter, on tombe sous le charme. Damas est vraiment pris et il ne voit pas Éva, parce qu’elle ne fait pas de bruit. Bien sûr Eva est plus ennuyeuse mais automatiquement, avec ce qu’elle a vécu comme expérience.
Marie-Belle jeta un œil inquisiteur à Adamsberg pour tester ce qu’il savait ou non d’Eva. Rien, visiblement.
— Son mari l’a battue pendant des années, expliqua-t-elle, incapable de résister à la tentation. Elle s’est enfuie mais il la cherche pour la tuer, vous vous imaginez ? Comment ça se fait que la police ne tue pas son mari d’abord ? Personne ne doit savoir le nom d’Éva, c’est un ordre du conseiller et gare à celui qui veut fouiner là-dedans. Lui, il connaît son nom, mais il a le droit puisque c’est le conseiller.
Adamsberg se laissait porter par la conversation, tout en jetant un regard de temps à autre aux activités qui languissaient sur la place. Le Guern rattachait son urne au platane pour la nuit. Le fracas des téléphones qui avait semblé le poursuivre jusque hors de la Brigade s’estompait peu à peu. Plus la conversation était indigente et plus ça le détendait. Il en avait sa claque, des réflexions intenses.