— Entendu.
— Mais je vais vous frustrer, j’en ai peur. Je ne chercherais pas votre semeur au sein d’une famille décimée par la peste. Mais au sein d’une famille épargnée. Cela fait des milliers de gens possible et non plus seulement trente-quatre.
— Pourquoi épargnée ?
— Parce que votre semeur se sert de la peste comme instrument de puissance.
— Eh bien ?
— Tel ne serait pas le cas si la peste avait vaincu sa famille. Il l’abominerait.
— Je pensais que je faisais erreur quelque part, dit Adamsberg en reprenant sa marche, les bras croisés dans le dos.
— Pas une erreur, Adamsberg, une simple cheville qui n’était pas dans le bon sens. Car si le semeur use de la peste comme instrument de pouvoir, c’est qu’elle a, en son temps, donné pouvoir à sa famille. Le foyer a dû être épargné, comme par miracle, au sein d’un quartier où tous les autres mouraient. Et la famille a pu payer le prix fort de ce miracle. Le pas est vite franchi de haïr ceux qui s’en sortent puis de les soupçonner de bénéficier d’une force secrète, puis de les accuser de semer le fléau. Vous connaissez la sempiternelle histoire. Je ne serais pas étonné que sa famille ait été montrée du doigt puis menacée, honnie, et qu’elle ait dû fuir les lieux du drame sous risque d’être déchiquetée par les voisins.
— Bon dieu, dit Adamsberg en tapant dans une touffe d’herbe au pied d’un arbre. Vous avez raison.
— C’est une possibilité.
— C’est la bonne. La saga de sa famille, c’est ce miracle de leur survie, puis cette vindicte et leur isolement. La saga, c’est d’avoir échappé à la peste et, mieux, d’en avoir été les maîtres. Ils ont pu tirer fierté de ce qui leur était reproché.
— C’est ce qui se fait généralement. Dites à quelqu’un qu’il est con, il vous répondra qu’il en est fier. Réflexe de défense ordinaire, quelle que soit l’accusation.
— Le fantôme, c’est leur différence, c’est leur pouvoir sur le fléau de Dieu, enseigné inlassablement.
— N’oubliez pas, Adamsberg, pour votre semeur : famille déchirée, perte du père ou de la mère, sentiment d’abandon, donc faiblesse immense. C’est l’explication la plus probable pour que le garçon se soit accroché à la violence de la gloire familiale, sa seule source de puissance. Sans doute ressassée par un grand-père. Les passations de drames se font en sautant une génération.
— Ce n’est pas avec ça que je vais le trouver à l’état civil, dit Adamsberg en malmenant toujours la même touffe d’herbe. Des centaines de milliers de gens ont échappé à la peste.
— Je suis désolé.
— Tant pis, Ferez. Vous m’avez aidé.
26
Adamsberg remonta le boulevard Saint-Michel par le trottoir où le soleil commençait à nouveau à donner. Il tenait sa veste à bout de bras, pour la sécher. Il n’essayait pas de combattre le point de vue de Ferez, il savait que le médecin était dans le vrai. Cela mettait le semeur hors de sa portée alors qu’il l’avait cru presque à sa main. Restait la place Edgar-Quinet, vers laquelle il se dirigeait. L’arrière-petit-fils des chiffonniers de 1920 se trouvait sur la place, il en revenait toujours là. Il s’y trouvait, ou il y passait sans cesse, au mépris du danger. Après tout, que craignait-il ? Il se sentait le maître et il l’avait prouvé, à un moment de sa vie où il en avait eu besoin. Ce n’était pas vingt-huit flics qui allaient l’effaroucher, lui qui commandait au fléau de Dieu et qui pouvait le bloquer d’un revers de main. Alors vingt-huit flics, autant dire vingt-huit fientes d’oiseau.
Et tout donnait raison à l’orgueil du semeur. Les Parisiens lui obéissaient et peignaient consciencieusement le talisman sur leurs portes. Et les vingt-huit flics laissaient les cadavres s’accumuler. Quatre morts déjà, et il n’avait pas la première idée pour empêcher la prochaine. Sauf de se planter sur ce carrefour pour regarder, et regarder quoi, il ne le savait même pas, et pour laisser sécher sa veste et les cuisses de son pantalon.
Il mettait un pied sur la place au moment où résonnait le coup de tonnerre du Normand. À présent, il avait compris le système et il se hâta pour profiter du plat chaud, se joignant à la tablée formée par Decambrais, Lizbeth, Le Guern, la mélancolique Éva et des gens qu’il ne connaissait pas. Comme sur un mot d’ordre visiblement donné par Decambrais, on tâcha de parler de tout sauf du semeur. En revanche, aux tables voisines, Adamsberg entendait les conversations rouler sur ce chapitre et certains appuyaient vigoureusement le point de vue du journaliste accusateur : les flics leur mentaient. Les photos des étranglements, c’était bidonné, on les prenait pour qui ? Pour des cons ? Ouais, lui répondait une autre, mais si tes morts sont morts de peste, comment ça se fait qu’ils ont eu le temps de se déshabiller avant de claquer et de faire un petit tas bien propre avec leurs affaires ? Ou d’aller se foutre sous un camion ? Ça rime à quoi, tu veux me le dire ? Ça ressemble à une peste, ça, ou à un assassinat ? Très juste, pensa Adamsberg qui se retourna pour examiner le visage intelligent et posé d’une très grosse femme serrée dans une blouse à fleurs. Je ne dis pas, répondait son vis-à-vis ébranlé, je ne dis pas que c’est simple. C’est pas ça, intervint un autre, un homme sec à la voix flûtée. C’est les deux à la fois. C’est des gens qui meurent de peste, mais comme l’inconnu veut que ça se sache, il les sort de chez eux et il les déshabille pour qu’on voie bien ce qu’il en est et que la population soit au parfum. C’est pas un tricheur, lui. Il essaye d’aider. Ouais, reprit la femme, alors pourquoi il cause pas plus clairement ? Les gars qui se cachent, ça ne m’a jamais inspiré confiance. Il se cache parce qu’il ne peut pas se montrer, reprit la voix flûtée, élaborant péniblement sa théorie à mesure qu’il parlait. C’est un gars d’un laboratoire et ce gars, il sait qu’ils ont laissé partir la peste en pétant un tube en verre ou quoi. Il ne peut pas le dire parce que le laboratoire a ordre de se taire, à cause de la population. Le gouvernement n’aime pas la population, quand elle ne se tient pas tranquille. Alors motus. Le gars, il essaie de faire comprendre aux gens sans se faire connaître. Pourquoi ? reprit la femme. Il a peur de perdre sa place ? Si c’est pour ça qu’il ne veut pas causer, ton protecteur, laisse-moi te dire, André, que c’est un minable.
Adamsberg s’éloigna au moment du café, pour recevoir un appel du lieutenant Mordent. On estimait à présent à près de dix mille le nombre d’immeubles touchés. Pas de nouvelle victime à signaler, non, de ce côté, on soufflait un peu. Mais de l’autre, c’était la submersion. Est-ce qu’on pouvait cesser de répondre aux appels des paniquards, à présent ? Parce qu’en plus, ils n’étaient que six dans la Brigade aujourd’hui. Evidemment, dit Adamsberg. Bon, dit Mordent, tant mieux. Au moins, ce qui le consolait, c’était que ça démarrait sec à Marseille aussi, ça ferait de la compagnie. Masséna avait demandé qu’il le joigne.
Adamsberg s’enferma dans les toilettes pour appeler Masséna et s’assit sur le couvercle rabattu.
— Ça commence, collègue, dit Masséna, depuis que la radio a diffusé le message de votre détraqué sur les ondes et que les journalistes l’ont commenté, en veux-tu en voilà.
— Ce n’est pas mon détraqué, Masséna, dit Adamsberg sur un ton un peu sec. C’est le vôtre aussi maintenant. Partageons.
Masséna laissa passer un silence, le temps de jauger le collègue.
— Partageons, admit-il. Notre cinglé a mis le doigt sur un point chaud parce que ici, la peste, c’est une vieille blessure mais il ne faut pas grand-chose pour la rouvrir. Chaque mois de juin, l’archevêque célèbre la messe du Vœu pour conjurer l’épidémie. On a encore des monuments et des rues à la gloire du chevalier Roze ou de l’évêque Belsunce. Ce ne sont pas des noms qu’on a enterrés parce que les Marseillais, ils n’ont pas un trou du cul à la place de la mémoire.