— Mets ça sur tes paupières, il faut que ça dégonfle.
— Adrien, est-ce qu’il lui restait de la pâte, à Dieu, quand Il eut terminé Jean-Baptiste ?
— Un petit peu.
— Qu’est-ce qu’Il en a fait ?
— Quelques bricoles assez complexes comme les semelles en cuir, par exemple. Merveilleuses à porter mais qui glissent sur les pentes et dérapent dès qu’il pleut. Ce n’est que récemment que l’Homme a résolu cet embarras millénaire en y collant du caoutchouc.
— On ne peut pas coller du caoutchouc sur Jean-Baptiste.
— Pour éviter de glisser ? Non, on ne peut pas.
— Quoi d’autre, Adrien ?
— Il ne lui restait plus beaucoup de pâte, tu sais.
— Quoi d’autre ?
— Les billes.
— Tu vois, c’est vraiment calé, les billes.
Camille s’endormît, et Danglard attendit une demi-heure avant de retirer la compresse froide et d’éteindre le plafonnier. Il regarda la jeune femme dans l’ombre. Il aurait donné dix mois de bière pour pouvoir l’effleurer quand Adamsberg oubliait de l’embrasser. Il attrapa le chat, l’éleva à hauteur de son visage et le fixa dans les yeux.
— C’est con, les accidents, lui dit-il. C’est toujours très con. Et nous deux, on a un bout de chemin à faire ensemble. On attendra qu’elle revienne, peut-être. Pas vrai, la boule ?
Avant de se coucher, Danglard s’arrêta devant le téléphone et hésita à prévenir Adamsberg. Trahir Camille ou trahir Adamsberg. Il médita un long moment devant la porte sombre de cette alternative.
Alors qu’Adamsberg s’habillait en hâte pour courir après Camille, la jeune fille enchaînait anxieusement les questions, depuis quand il la connaissait, pourquoi il n’en avait pas parlé, est-ce qu’il couchait avec elle, est-ce qu’il l’aimait, à quoi il pensait, pourquoi il lui courait après, quand reviendrait-il, pourquoi il ne restait pas là, elle ne voulait pas être seule. Adamsberg en avait le tournis et ne savait répondre à aucune. Il l’abandonna dans l’appartement, certain de la retrouver là au retour, avec la boule des questions intacte. Le cas de Camille était autrement plus emmerdant, car Camille ne se souciait pas de la solitude. Elle s’en souciait même si peu qu’elle se jetait dans l’errance à la moindre anicroche.
Adamsberg marchait rapidement dans les rues, flottant dans le grand ciré du Normand qui lui faisait froid aux bras. Il connaissait Camille. Elle allait décoller, et vite. Quand Camille avait en tête de changer d’air, c’était aussi difficile de la retenir que de rattraper un oiseau dopé à l’hélium, aussi difficile que de rattraper sa mère, la Reine Mathilde, quand elle plongeait dans l’océan. Camille partait bricoler vers ses propres latitudes, subitement lasse d’un espace où les trajectoires tortueuses s’étaient maladroitement enchevêtrées. A l’heure qu’il était, elle devait arrimer ses bottes, emballer le synthétiseur, fermer sa trousse à outils. Camille comptait beaucoup sur cette trousse pour l’aider à usiner dans la vie, beaucoup plus que sur lui dont elle se défiait, à juste titre.
Adamsberg tourna au coin de sa rue et leva les yeux vers la verrière. Éteinte. Il s’assit en soufflant sur le capot d’une voiture et croisa les bras sur son ventre. Camille n’était pas repassée chez elle et sans doute s’envolerait-elle sans se retourner. C’était comme ça quand Camille s’en allait promener. Qui sait, alors, quand il la reverrait, dans cinq ans, dans dix ans ou jamais, c’était possible.
Il revint à pas lents chez lui, mécontent. Si le semeur n’avait pas obsédé ses heures et ses pensées, ça ne serait pas arrivé. Il se laissa tomber sur son lit, fatigué et silencieux, pendant que la jeune fille, désolée, reprenait l’enroulement de ses questions inquiètes.
— Je t’en prie, tais-toi, dit-il.
— Ce n’est pas de ma faute, s’insurgea-t-elle.
— C’est de la mienne, dit Adamsberg en fermant les yeux. Mais tais-toi, ou va-t’en.
— Cela t’est égal ?
— Tout m’est égal.
29
Danglard entra à neuf heures dans le bureau d’Adamsberg, relativement inquiet, encore qu’il sût que rien, fondamentalement, ne pouvait altérer la constance de l’humeur vagabonde du commissaire, en raison d’une prise aussi réduite que possible avec la réalité. En effet, Adamsberg feuilletait à sa table un tas de journaux aux titres assez dévastateurs sans paraître en être affecté, le visage aussi calme qu’à l’ordinaire, un peu plus lointain peut-être.
— Dix-huit mille immeubles touchés, lui dit Danglard en déposant une note sur sa table.
— C’est bien, Danglard.
Danglard resta en place, sans parler.
— J’ai failli attraper ce type, hier, sur la place, dit Adamsberg d’une voix un peu éteinte.
— Le semeur ? demanda Danglard, surpris.
— Le semeur en personne. Mais il m’a échappé. Tout m’échappe, Danglard, ajouta-t-il en levant les yeux et en croisant rapidement le regard de son adjoint.
— Vous avez vu quelque chose ?
— Non. Rien, justement.
— Rien ? Comment pouvez-vous dire que vous avez failli attraper ce type ?
— Parce que je l’ai senti.
— Senti quoi ?
— Je ne sais pas, Danglard.
Danglard renonça, préférant laisser Adamsberg seul quand il abordait ces espaces confus, cet estran où les pas s’enfoncent dans la douceur des vases, où l’eau le dispute à la terre. Il s’éclipsa jusqu’au porche d’entrée pour appeler Camille, avec la sensation honteuse de glisser comme un espion au sein de la Brigade.
— Tu peux y aller, dit-il à voix basse. Il est ici, il a du boulot haut comme la tour Eiffel.
— Merci, Adrien. Au revoir.
— Au revoir, Camille.
Danglard raccrocha tristement, rejoignit sa table, alluma mécaniquement son ordinateur qui tinta un peu trop joyeusement dans ses pensées sombres. C’est con, un ordinateur, ça ne s’adapte à rien. Une heure et demie plus tard, il vit Adamsberg passer devant lui d’un pas relativement rapide. Danglard rappela aussitôt Camille pour la prévenir d’une probable visite. Mais Camille avait déjà mis les voiles.
Adamsberg se heurta à nouveau à la porte close et, cette fois, il n’hésita pas. Il sortit son passe et libéra la serrure. Un coup d’œil à l’atelier lui suffit à comprendre que Camille avait disparu. Le synthétiseur était parti, avec la trousse de plombier et le sac à dos. Le lit était fait, le frigo vidé, l’électricité coupée. Adamsberg s’assit sur une chaise pour contempler cette maison désertée et tâcher de réfléchir. Il contempla, mais sans réfléchir. Son portable le tira de sa pose près de trois quarts d’heure plus tard.
— Masséna vient d’appeler, dit Danglard. Ils ont un corps à Marseille.
— C’est bien, commenta Adamsberg, comme ce matin. J’arrive. Prenez-moi un billet dans le premier avion.
Vers deux heures, alors qu’il quittait la Brigade en effervescence, Adamsberg posa son sac auprès du bureau de Danglard.
— J’y vais, dit-il.
— Oui, dit Danglard.
— Je vous confie la Brigade.
— Oui.
Adamsberg cherchait ses mots et son regard s’arrêta aux pieds de Danglard, qui dissimulaient à moitié un panier rond dans lequel dormait un chaton minuscule et tout aussi rond.
— Qu’est-ce que c’est que ça, Danglard ?
— C’est un chat.
— Vous amenez des chats à la Brigade ? Vous ne trouvez pas qu’on a assez de bordel sur les reins ?