— Qui ? demanda Danglard tout en se levant, et faisant signe à Noël et Voisenet de le suivre.
— Damas.
Quelques minutes plus tard, la voiture des flics freina sur la place et trois hommes en sortirent rapidement, se dirigeant vers Adamsberg qui les attendait près du platane. L’événement suscita un certain intérêt de la part de ceux qui trainaient encore entre deux discussions, d’autant que le plus grand des flics portait un chaton blanc et gris dans la main.
— Il y est toujours, dit Adamsberg à voix assez basse. Il fait sa caisse avec Eva et Marie-Belle. Ne touchez pas aux femmes, ne prenez que le type. Attention, il peut être dangereux, taillé en athlète, assurez vos armes. En cas de violence, pas de casse, par pitié. Noël, vous venez avec moi. Il y a une autre porte qui donne sur la rue latérale, celle par où passe le Crieur. Danglard et Justin, postez-vous devant.
— Voisenet, rectifia Voisenet.
— Postez-vous devant, répéta Adamsberg en décollant du tronc d’arbre. On y va.
La sortie de Damas, encadré par quatre flics, menottes aux poings, et son embarquement immédiat dans la voiture de police figèrent les habitants de la place dans la stupeur. Eva courut jusqu’à la voiture, qui démarra devant elle pendant qu’elle se tenait la tête à deux mains. Marie-Belle se jeta en larmes dans les bras de Decambrais.
— Il est dingue, dit Decambrais en serrant la jeune femme contre lui. Il est devenu complètement dingue.
Même Bertin, qui avait suivi toute la scène derrière ses carreaux, fut ébranlé dans la vénération qu’il portait au commissaire Adamsberg.
— Damas, murmura-t-il. Ils ont perdu la tête.
En l’espace de cinq minutes, toute la place s’était regroupée au Viking, où les discussions âpres débutèrent dans une ambiance de drame et de semi-émeute.
32
Damas, lui, restait calme, sans l’ombre d’un souci ou d’une question passant sur son visage. Il s’était laissé arrêter sans protester, asseoir dans la voiture et conduire jusqu’à la Brigade sans dire un mot, sans non plus fermer son visage. C’était le prévenu le plus tranquille qu’Adamsberg ait jamais assis face à lui.
Danglard se posa sur le bord de la table, Adamsberg s’adossa au mur en croisant les bras, Noël et Voisenet se tenaient debout dans les angles de la pièce. Favre était posté à une table en coin, prêt à taper l’interrogatoire. Damas, installé de manière assez décontractée sur sa chaise, rejeta ses longs cheveux en arrière et attendit, les deux mains fermées sur ses genoux par les menottes.
Danglard sortit discrètement pour aller déposer la boule dans son panier et demanda à Mordent et Mercadet d’aller chercher de quoi boire et bouffer pour tout le monde, plus un demi-litre de lait, s’ils avaient l’amabilité.
— C’est pour le prévenu ? demanda Mordent.
— Pour le chat, dit discrètement Danglard. Si vous pouvez lui remplir son écuelle, ce serait gentil. Je vais être pris pour la soirée, peut-être pour la nuit.
Mordent lui assura qu’on pouvait compter sur lui et Danglard alla reprendre sa position sur l’angle de la table.
Adamsberg était en train d’ôter les menottes à Damas et Danglard jugea le geste prématuré, attendu qu’il restait encore une fenêtre sans barreaux et qu’on ne savait rien des réactions de cet homme. Néanmoins, il ne s’en inquiéta pas. Ce qui le souciait beaucoup en revanche, c’était de voir ce type accusé sans une seule preuve valable d’être le semeur de peste. La pacifique apparence de Damas le démentait d’ailleurs tout à fait. On recherchait un érudit et un grand esprit. Et Damas était un homme simple, et même un peu lent à la détente. Il était absolument impossible que ce type, surtout préoccupé de ses prouesses physiques, ait pu adresser des messages aussi complexes au Crieur. Danglard se demandait anxieusement si Adamsberg y avait seulement songé avant de se lancer tête baissée dans cette invraisemblable arrestation. Il se machonna l’intérieur des joues, empli d’appréhension. Pour lui, Adamsberg allait droit dans le mur.
Le commissaire avait déjà contacté le substitut et obtenu des mandats de perquisition pour la boutique de Damas et pour son domicile, rue de la Convention. Six hommes étaient partis depuis un quart d’heure sur les lieux.
— Damas Viguier, commença Adamsberg en consultant sa carte d’identité usée, vous êtes accusé des meurtres de cinq personnes.
— Pourquoi ? dit Damas.
— Parce que vous êtes accusé, répéta Adamsberg.
— Ah bon. Vous me dites que j’ai tué des gens ?
— Cinq dit Adamsberg en disposant sous ses yeux les photos des victimes et en les nommant, les unes après les autres.
— Je n’ai tué personne, dit Damas en les regardant. Je peux m’en aller ? ajouta-t-il aussitôt en se levant.
— Non. Vous êtes en garde à vue. Vous pouvez passer un coup de téléphone.
Damas regarda le commissaire d’un air interdit.
— Mais j’en passe quand je veux, des coups de téléphone, dit-il.
— Ces cinq personnes, dit Adamsberg en lui montrant les photos une à une, ont toutes été étranglées dans la semaine. Quatre à Paris, la dernière à Marseille.
— Très bien, dit Damas en se rasseyant.
— Les reconnaissez-vous, Damas ?
— Bien sûr.
— Où les avez-vous vues ?
— Dans le journal.
Danglard se leva et s’éloigna, laissant la porte ouverte pour entendre la suite de ce médiocre début d’interrogatoire.
— Montrez-moi vos mains, Damas, dit Adamsberg en repliant les photos. Non, pas comme cela, à l’envers.
Damas s’exécuta de bonne grâce et présenta au commissaire ses longues mains tendues, paumes tournées vers le plafond. Adamsberg lui saisit la main gauche.
— C’est un diamant, Damas ?
— Oui.
— Pourquoi le retournez-vous ?
— Pour ne pas l’abîmer quand je répare des planches.
— Il vaut cher ?
— Soixante-deux mille francs.
— D’où le tenez-vous ? C’est de famille ?
— C’est le prix d’une bécane que j’ai vendue, une 1000 RI presque neuve. L’acheteur m’a payé avec ça.
— Ce n’est pas courant pour un homme, de porter un diamant.
— Moi, je le porte. Puisque je l’ai.
Danglard se présenta à la porte et fit signe à Adamsberg de le rejoindre à l’écart.
— Les gars de la perquisition viennent d’appeler, dit Danglard à voix basse. Ça ne donne rien. Pas un sac de charbon de bois, pas un élevage de puces, pas un rat vivant ou mort et surtout, pas un livre, ni à la boutique ni chez lui, à part quelques romans en édition de poche.
Adamsberg se frotta la nuque.
— Laissez tomber, dit Danglard d’un ton pressant. Vous allez au plantage. Ce type n’est pas le semeur.
— Si, Danglard.
— Vous ne pouvez pas vous lancer sur ce diamant, c’est ridicule.
— Les hommes ne portent pas de diamant, Danglard. Mais celui-ci en porte un à l’annulaire gauche, et il en cache la pierre dans sa paume.
— Pour ne pas l’abîmer.
— Foutaise, rien n’abîme un diamant. Le diamant est la pierre protectrice de la peste par excellence. Il le tient de famille, depuis 1920. Il ment, Danglard. N’oubliez pas qu’il manipule l’urne du Crieur trois fois par jour.
— Ce type n’a pas lu un seul livre de sa vie, bon sang, dit Danglard presque en grondant.
— Qu’est-ce qu’on en sait ?
— Vous voyez ce mec-là en latiniste ? Vous plaisantez ?