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— Je ne connais pas les latinistes, Danglard. Je n’ai donc pas vos préjugés.

— Et Marseille ? Comment se trouvait-il à Marseille ? Il est toujours fourré dans sa boutique.

— Pas le dimanche, ni le lundi matin. Après la criée du soir, il a eu tout le temps de sauter dans le train de 20 h 20. Et d’être de retour ici à dix heures du matin.

Danglard haussa les épaules, presque furieux, et partit s’installer à son écran. Si Adamsberg voulait se planter, qu’il y aille sans lui.

Les lieutenants avaient apporté de quoi dîner et Adamsberg servit les pizzas sur son bureau, dans leurs cartons. Damas mangea avec appétit, l’air satisfait. Adamsberg attendit tranquillement que chacun ait fini de se nourrir, entassa les cartons à côté de la poubelle et reprit l’interrogatoire porte fermée.

Danglard frappa une demi-heure plus tard. Son mécontentement semblait en partie tombé. D’un regard, il fit signe à Adamsberg de le rejoindre.

— Il n’y a pas de Damas Viguier à l’identité, dit-il à voix basse. Ce type n’existe pas. Ses papiers sont faux.

— Vous voyez, Danglard. Il ment. Envoyez ses empreintes, il a sûrement fait de la taule. On le ressasse depuis le début. L’homme qui a ouvert l’appartement de Laurion et celui de Marseille savait s’y prendre.

— Le fichier empreintes vient de déraper. Quand je vous disais que ce foutu fichier m’emmerdait depuis huit jours.

— Filez au Quai, mon vieux, et grouillez-vous. Appelez-moi de là-bas.

— Merde, tout le monde a des faux noms sur cette place.

— Decambrais dit qu’il y a des lieux où souffle l’esprit.

— Vous ne vous appelez pas Viguier ? dit Adamsberg en reprenant sa place contre le mur.

— C’est un nom pour la boutique.

— Et pour vos papiers, dit Adamsberg en lui montrant sa carte. Faux et usage de faux.

— C’est un ami qui me les a faits, je préfère.

— Parce que ?

— Parce que je n’aime pas le nom de mon père. Il est trop voyant.

— Dites toujours.

Pour la première fois, Damas garda le silence et serra les lèvres.

— Je ne l’aime pas, dit-il finalement. On m’appelle Damas.

— Eh bien, on va l’attendre, ce nom, dit Adamsberg.

Adamsberg partit marcher en laissant Damas à la garde de ses lieutenants. Il est parfois très facile de repérer un type qui ment, ou bien un type qui dit la vérité. Et Damas disait la vérité en affirmant qu’il n’avait tué personne. Adamsberg l’entendait dans sa voix, dans ses yeux, il le lisait sur ses lèvres et sur son front. Mais il restait convaincu d’avoir le semeur devant lui. C’était la première fois qu’il se sentait coupé en deux moitiés inconciliables devant un suspect. Il rappela les hommes qui fouillaient toujours la boutique et l’appartement. La perquisition était un échec total. Adamsberg revint à la Brigade une heure plus tard, consulta le fax adressé par Danglard et le recopia dans son carnet. Il fut à peine étonné de trouver Damas endormi sur sa chaise, du sommeil lourd d’un type qui n’a rien sur la conscience.

— Ça fait trois quarts d’heure qu’il dort, dit Noël.

Adamsberg lui posa une main sur l’épaule.

— Réveille-toi, Arnaud Damas Heller-Deville. Je vais te raconter ton histoire.

Damas ouvrit les yeux, et les referma.

— Je la connais déjà.

— L’industriel de l’aéronautique, Heller-Deville, c’est ton père ?

— C’était, dit Damas. Grâce à Dieu, il s’est foutu en l’air dans son avion privé il y a deux ans. Pas paix à son âme.

— Pourquoi ?

— Rien, dit Damas, dont les lèvres tremblaient légèrement. Vous n’avez pas le droit de me questionner. Demandez-moi n’importe quoi d’autre. N’importe quoi d’autre.

Adamsberg pensa aux paroles de Ferez, et laissa de côté.

— Tu as fait cinq ans de taule à Fleury et tu es sorti il y a deux ans et demi, dit Adamsberg en lisant ses notes. Accusation d’homicide volontaire. Ta petite amie est passée par la fenêtre.

— Elle a sauté.

— C’est ce que tu as répété comme un autornate au procès. Des voisins ont témoigné. Ils vous entendaient vous engueuler comme des chiens depuis des semaines. Ils ont manqué plusieurs fois alerter les flics. Motif de l’engueulade, Damas ?

— Elle était déséquilibrée. Elle criait tout le temps. Elle a sauté.

— Tu n’es pas au tribunal, Damas, et on ne refera jamais ton procès. Tu peux changer de disque.

— Non.

— Tu l’as poussée ?

— Non.

— Heller-Deville, tu as tué ces quatre types et cette femme, la semaine dernière ? Tu les as étranglés ?

— Non.

— Tu t’y connais en serrures ?

— J’ai appris.

— Ils t’ont fait du mal, ces types, cette fille ? Tu les as tués ? Comme ta petite amie ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’il faisait, ton père ?

— Du fric.

— À ta mère, qu’est-ce qu’il faisait ?

Une nouvelle fois, Damas serra les lèvres.

Le téléphone sonna et Adamsberg eut le juge d’instruction en ligne.

— Il a parlé ? demanda le juge.

— Non. Il bloque, dit Adamsberg.

— Une ouverture en vue ?

— Aucune.

— La perquisition ?

— Néant.

— Dépêchez-vous, Adamsberg.

— Non. Je veux une mise en examen, monsieur le juge.

— Pas question. Vous n’avez pas un seul élément de preuve. Faites-le parler ou libérez-le.

— Viguier n’est pas son nom, sa carte est trafiquée. Il s’agit d’Arnaud Damas Heller-Deville, cinq ans de taule pour homicide. Ça ne vous suffit pas comme présomption ?

— Encore moins. Je me souviens parfaitement de l’affaire Heller-Deville. On l’a condamné parce que les témoignages des voisins ont impressionné le jury. Mais sa version tenait aussi bien que celle de l’accusation. Pas question de lui coller une peste sur le dos sous prétexte qu’il a fait de la taule.

— Les serrures ont été ouvertes par un expert.

— Vous avez des taulards à ne plus savoir qu’en faire sur cette place, je me trompe ? Ducouëdic et Le Guern sont aussi bien placés qu’Heller-Deville. Les rapports sur sa réinsertion sont tous excellents.

Le juge Ardet était un homme ferme en même temps que sensible et prudent, qualités rares qui, ce soir, n’arrangeaient pas Adamsberg.

— Si on relâche ce type, dit Adamsberg, je ne garantis plus rien. Il va tuer à nouveau ou nous filer entre les doigts.

— Pas de mise en examen, conclut le juge avec fermeté. Ou démerdez-vous pour obtenir des preuves avant demain dix-neuf heures trente. Des preuves, Adamsberg, pas des intuitions confuses. Des preuves. Des aveux, par exemple. Bonne nuit, commissaire.

Adamsberg raccrocha et garda le silence pendant longtemps, que personne n’osa interrompre. Il s’adossait au mur ou bien déambulait dans la pièce, la tête penchée, les bras croisés. Danglard voyait monter sous la peau de ses joues, de son front brun, la lueur étrange de sa concentration. Tout concentré fût-il, il ne trouverait pas une fissure par où faire craquer Arnaud Damas Heller-Deville. Parce que Damas avait peut-être tué son amie et trafiqué ses papiers, mais Damas n’était pas le semeur. Si ce type au regard vide savait le latin, il bouffait sa chemise. Adamsberg sortit pour téléphoner puis revint dans la pièce.

— Damas, reprit-il en tirant une chaise et en s’asseyant tout près de lui. Damas, tu sèmes la peste. Tu glisses ces annonces dans l’urne de Joss Le Guern depuis plus d’un mois. Tu élèves des puces de rat que tu libères sous la porte de tes victimes. Ces puces portent la peste, elles sont infectées et elles piquent. Les cadavres portent les traces de leurs morsures mortelles et les corps sont noirs. Morts de peste, tous les cinq.