— La prison ? dit Clémentine en frappant ses cuisses avec ses mains. Vous plaisantez, commissaire ? Arnaud et moi, on a tué personne. Minute.
— Alors qui ?
— Les puces.
— Lâcher des puces infectées, c’est comme tirer sur un homme.
— Elles étaient pas forcées de piquer, minute. C’est le fléau de Dieu, il tombe où bon lui plaît. Si quelqu’un a tué, c’est Dieu. Vous ne comptez pas l’embarquer, Dieu, des foyes ?
Adamsberg observa le visage de Clémentine Courbet, aussi serein que celui de son petit-fils. Il comprit d’où venait la tranquillité quasi imperturbable de Damas. L’un comme l’autre se sentaient profondément innocents des cinq meurtres qu’ils venaient de commettre, et des trois qu’ils programmaient encore.
— Trêve de conneries, dit Clémentine. Maintenant qu’on a causé, je vous suis ou bien je reste ?
— Je vais vous demander de nous accompagner, Clémentine Courbet, dit Adamsberg en se levant. Pour faire votre déposition. Vous êtes en garde à vue.
— Ben ça m’arrange, dit Clémentine en se levant à son tour. Comme ça, je vais voir le petit.
Pendant que Clémentine débarrassait la table, couvrait le feu, coupait le gaz, Kernorkian fit comprendre à Adamsberg qu’il n’était pas chaud pour aller perquisitionner au grenier.
— Elles ne sont pas infectées, brigadier, dit Adamsberg. Bon Dieu, où voulez-vous que cette femme ait trouvé des rats pesteux ? Elle rêve, Kernorkian, c’est dans sa tête.
— Ce n’est pas ce qu’elle dit, objecta Kernorkian d’un air sombre.
— Elle les manipule tous les jours. Elle n’a pas la peste.
— Les Journot sont protégés, commissaire.
— Les Journot ont un fantôme et il ne vous fera rien, vous avez ma parole. Il n’attaque que ceux qui ont cherché à détruire un Journot.
— Un vengeur de famille, en quelque sorte ?
— Exactement. Prélevez aussi le charbon de bois et adressez-le au labo, mention urgent.
L’arrivée de la vieille femme à la Brigade produisit une certaine sensation. Elle avait emporté une grande boite pleine de galettes qu’elle montra gaiement à Damas en s’arrêtant devant lui. Damas sourit.
— Pas d’inquiétude, Arnaud, lui dit-elle sans chercher à baisser la voix. Le boulot est terminé. Tous, ils les ont tous.
Damas sourit plus encore, saisit la boîte qu’elle lui tendait à travers les barreaux et retourna s’asseoir calmement sur sa banquette.
— Préparez-lui la cellule auprès de celle de Damas, demanda Adamsberg. Descendez un matelas du vestiaire et installez ça aussi confortablement que vous pourrez. Elle a quatre-vingt-six ans. Clémentine, dit-il en revenant à la vieille femme, trêve de conneries, on l’attaque maintenant, cette déposition, on vous vous sentez fatiguée ?
— On l’attaque, dit fermement Clémentine.
Vers six heures du soir, Adamsberg partit marcher, la tête lourde des révélations de Clémentine Journot, épouse Courbet. Il l’avait écoutée pendant deux heures puis il avait confronté la grand-mère et le petit-fils. Pas une seule fois leur confiance en la mort prochaine des trois derniers tortionnaires n’avait été ébranlée. Même quand Adamsberg leur avait démontré que le temps écoulé entre le lâcher de puces et la mort des victimes était trop bref, bien trop bref pour qu’on puisse attribuer les décès à des puces pesteuses. Ce fléau est toujours prêt et aux ordres de Dieu qui l’envoyé et le fait partir quand il luy plaît, répondait Clémentine, récitant impeccablement la spéciale du 19 septembre. Même quand Adamsberg leur avait montré les résultats d’analyses négatifs prouvant l’innocuité totale de leurs puces. Même quand il leur avait mis sous les yeux les photos des strangulations. La foi qu’ils plaçaient dans leurs insectes était restée inébranlable et surtout, leur certitude que trois hommes allaient mourir sous peu, l’un à Paris, l’autre à Troyes, le dernier à Châtellerault.
Il déambula dans les rues pendant plus d’une heure et s’arrêta face à la prison de la Santé. Un prisonnier, là-haut, avait sorti un pied à travers les barreaux. Il y avait toujours un gars pour sortir son pied et l’agiter dans l’air du boulevard Arago. Pas une main, un pied. Pas chaussé, nu. Un type qui, comme lui, voulait marcher dehors. Il considéra ce pied, imagina celui de Clémentine, puis celui de Damas, se tortillant sous le ciel. Il ne les croyait pas si fous, hormis dans ce couloir où les entrainait leur fantôme. Quand le pied réintégra brusquement sa cellule, Adamsberg comprit qu’un troisième élément était encore hors les murs, prêt à achever l’œuvre commencée, à Paris, à Troyes, à Châtellerault, avec le lacet cranté.
35
Adamsberg obliqua vers Montparnasse et déboucha sur la place Edgar-Quinet. Dans un quart d’heure, Bertin allait donner son coup de tonnerre du soir.
Il poussa la porte du Viking en se demandant si le Normand allait oser le saisir au col comme il avait fait à son client de la veille. Mais Bertin ne bougea pas tandis qu’Adamsberg se glissait sous la proue du drakkar et prenait place à sa table. Il ne bougea pas mais ne salua pas non plus, et sortit dès qu’Adamsberg se fut assis. Adamsberg comprit qu’en l’espace de deux minutes, toute la place serait informée que le flic qui avait ramassé Damas était au café, et qu’il aurait bientôt toute une troupe sur le dos. C’était ce qu’il était venu chercher. Peut-être même que ce soir, par exception, le dîner Decambrais se tiendrait au Viking. Il posa son portable sur la table, et attendit.
Cinq minutes plus tard, un groupe hostile poussa la porte du café, mené par Decambrais, suivi de Lizbeth, Castillon, Le Guern, Éva et plusieurs autres. Seul Le Guern avait l’air assez indifférent à la situation. Les nouvelles renversantes ne le renversaient plus depuis longtemps.
— Asseyez-vous, ordonna presque Adamsberg, levant la tête pour faire face aux visages agressifs qui l’encadraient. Où est la petite ? dit-il en cherchant Marie-Belle.
— Elle est malade, dit sourdement Éva. Elle est couchée. À cause de vous.
— Asseyez-vous aussi, Éva, dit Adamsberg.
La jeune femme avait changé de visage en un jour et Adamsberg y lut une quantité de haine insoupçonnée, qui lui faisait perdre la grâce démodée de sa mélancolie. Hier encore elle était touchante, et ce soir, menaçante.
— Sortez Damas de là, commissaire, dit Decambrais, rompant le silence. Vous êtes à côté de la plaque, vous allez vous foutre dedans. Damas est un pacifique, un tendre. Il n’a jamais tué personne, jamais.
Adamsberg ne répondit pas et s’éloigna vers les toilettes pour appeler Danglard. Deux hommes en surveillance au domicile de Marie-Belle, rue de la Convention. Puis il reprit place à la table, face au vieux lettré qui posait sur lui un regard hautain.
— Cinq minutes, Decambrais, dit-il en levant la main, les doigts écartés. Je raconte une histoire. Et je m’en fous si j’emmerde tout le monde, je raconte. Et quand je raconte, je raconte à mon rythme et avec mes mots. Parfois, j’endors mon adjoint.
Decambrais releva le menton, et se tut.
— En 1918, dit Adamsberg, Emile Journot, chiffonnier de son état, revient sain et sauf de la guerre de 14.
— On s’en balance, dit Lizbeth.
— Tais-toi, Lizbeth, il raconte. Laisse-lui sa chance.
— Quatre ans de front sans une blessure, continua Adamsberg, autant dire un miraculé. En 1915, le chiffonnier sauve la vie de son capitaine en allant le rechercher blessé dans le no man’s land. Le capitaine, avant d’être évacué sur l’arrière et en témoignage de gratitude, donne sa bague au sans-grade Journot.