Выбрать главу

— Commissaire, dit Lizbeth, on n’est pas là pour se raconter des bonnes histoires du bon vieux temps. Noyez pas le poisson. On est là pour parler de Damas.

Adamsberg regarda Lizbeth. Elle était pâle et c’était la première fois qu’il voyait une peau noire pâle. Son teint avait viré au gris.

— Mais l’histoire de Damas est une vieille histoire du bon vieux temps, Lizbeth, dit Adamsberg. Je reprends. Le sans-grade Journot n’a pas perdu sa journée. La bague du capitaine porte un diamant, plus gros qu’une lentille. Durant toute la guerre, Emile Journot la garde à son doigt, le chaton tourné vers l’intérieur et couvert de boue, pour ne pas qu’on lui fauche. Démobilisé en 18, il retourne dans sa misère à Clichy mais il ne vend pas la bague. Pour Émile Journot, la bague est salvatrice, et sacrée. Deux ans plus tard, une peste éclate dans sa cité où elle ravage une ruelle entière. Mais la famille Journot, Émile, sa femme et leur fille Clémentine, six ans, est épargnée. On murmure, on accuse. Émile apprend du médecin qui visite la cité dévastée que le diamant protège du fléau.

— C’est vrai, cette connerie ? dit Bertin depuis son bar.

— C’est vrai dans les livres, dit Decambrais. Avancez, Adamsberg. Ça traîne.

— Je vous ai prévenus. Si vous voulez des nouvelles de Damas, vous m’écoutez traîner jusqu’au bout.

— Des nouvelles, c’est toujours des nouvelles, dit Joss, anciennes ou neuves, longues ou brèves.

— Merci, Le Guern, dit Adamsberg. Émile Journot est aussitôt accusé de diriger la peste, de la semer peut-être.

— On en a rien à battre, de cet Émile, dit Lizbeth.

— C’est l’arrière-grand-père de Damas, Lizbeth, dit Adamsberg, un peu ferme. Menacée de lynchage, la famille Journot fuit la cité Hauptoul en pleine nuit, la petite sur le dos de son père, traversant les décharges où agonisent les rats pesteux. Le diamant les protège, ils se réfugient sains et saufs chez un cousin à Montreuil et ne regagnent leur ancien quartier que le drame achevé. Leur réputation est faite. Les Journot, autrefois honnis, font figure de héros, de dominants, de maîtres de la peste. Leur histoire miraculeuse devient leur gloire de chiffonniers et leur devise. Émile s’entiche définitivement de sa bague et de toutes les histoires de peste. Sa fille Clémentine hérite à sa mort de la bague, de la gloire, et des histoires. Elle se marie et élève fièrement sa fille Roseline dans le culte du pouvoir Journot. Cette fille épouse Heller-Deville.

— On s’éloigne, on s’éloigne, marmonna Lizbeth.

— On se rapproche, dit Adamsberg.

— Heller-Deville ? L’industriel de l’aéronautique ? demanda Decambrais, un peu raide.

— Il va le devenir. A l’époque, c’est un gars de vingt-trois ans, ambitieux, intelligent, violent, et il veut bouffer le monde. Et c’est le père de Damas.

— Damas s’appelle Viguier, dit Bertin.

— Ce n’est pas son nom. Damas s’appelle Heller-Deville. Il grandit entre un père brutal et une mère en larmes. Heller-Deville cogne sa femme et frappe son fils et, sept ans après la naissance du garçon, il abandonne plus ou moins la famille.

Adamsberg jeta un coup d’œil à Éva, qui baissa brusquement la tête.

— Et la petite ? demanda Lizbeth, qui commençait à s’accrocher.

— Ils ne parlent pas de Marie-Belle. Elle est née bien après Damas. Damas se réfugie chaque fois qu’il peut chez sa grand-mère Clémentine, à Clichy. Elle console l’enfant, l’encourage et le fortifie en lui ressassant les glorieux hauts faits de sa branche Journot. Après les baffes et l’abandon du père, la célébrité de la famille Journot devient l’unique force de Damas. La grand-mère lui confie solennellement la bague quand il atteint ses dix ans et, avec ce diamant, le pouvoir de commander au fléau de Dieu. Ce qui était encore un jeu de guerre pour le garçon s’ancre dans son esprit et devient un formidable instrument de vengeance, encore symbolique. En ratissant les marchés de Saint-Ouen et de Clignancourt, la grand-mère a accumulé une quantité d’ouvrages impressionnante sur la peste, celle de 1920, la sienne, et sur toutes les autres, qui viennent nourrir l’épopée familiale. Je vous laisse imaginer. Plus tard, Damas est assez grand pour trouver consolation tout seul dans ces atroces récits de la peste noire. Ils ne lui-font pas peur, bien au contraire. Il a le diamant du grand Emile, héros de 14–18, et héros de la peste. Ces récits le soulagent, ils sont sa vengeance naturelle contre une enfance sinistrée. Sa bouée de sauvetage. Vous y êtes ?

— On ne voit pas le rapport, dit Bertin. Ça ne prouve rien.

— Damas a dix-huit ans. C’est un jeune homme chétif, mal foutu, mal poussé. Il devient physicien, pour surpasser son père probablement. Il est lettré, latiniste, fin pestologue, scientifique cultivé et surdoué, et il a un fantôme dans la tête. Il s’acharne et se lance dans la branche aéronautique. À vingt-quatre ans, il découvre un procédé de fabrication qui divise par cent les risques de faille dans un acier alvéolé léger comme une éponge, je n’ai pas tout suivi. Je ne peux pas vous dire pourquoi mais cet acier présente un intérêt extrême pour la construction aéronautique.

— Damas a découvert un truc ? dit Joss, stupéfait. A vingt-quatre ans ?

— Parfaitement. Et il a l’intention de le monnayer très cher. Un type décide de ne rien monnayer et d’arracher tout bonnement cet acier à Damas, ni vu ni connu. Il lance sur lui six hommes, six chiens sauvages, qui l’humilient, le torturent et violent sa petite amie. Damas crache le morceau, perdant en un soir son orgueil, son amour et sa découverte. Et sa gloire. Un mois plus tard, son amie se jette par la fenêtre. Il y a presque huit ans, on a jugé l’affaire Arnaud Heller-Deville. Accusé d’avoir défenestré la jeune fille, il prend cinq ans qu’il finit de purger il y a un peu plus de deux ans.

— Pourquoi Damas n’a-t-il rien dit au procès ? Pourquoi s’est-il laissé entauler ?

— Parce que si les flics identifiaient les tortionnaires, Damas perdait les coudées franches. Or Damas voulait se venger, à toute force. À l’époque, il n’était pas de taille à lutter contre eux. Mais cinq ans plus tard, c’est tout autre chose. Damas le malingre sort de taule avec quinze kilos de muscles, déterminé à ne plus jamais entendre parler d’acier de sa vie entière et obnubilé par cette revanche. En prison, on s’obnubile facilement. C’est presque le seul recours qu’on a : s’obnubiler. Il sort et il a huit personnes à tuer : les six tortionnaires, la fille qui les accompagnait et le commanditaire. Pendant ces cinq années, la vieille Clémentine a patiemment remonté leur piste, en suivant les indications de Damas. Cette fois, ils sont prêts. Pour tuer, Damas se tourne bien sûr vers le pouvoir familial. Quoi d’autre ? Cinq viennent d’y passer cette semaine. Trois demeurent.

— Ce n’est pas possible, dit Decambrais.

— Damas et sa grand-mère ont tout avoué, dit Adamsberg en le regardant dans les yeux. Sept ans de préparation. Les rats, les puces et les vieux bouquins sont chez la grand-mère, toujours à Clichy. Les enveloppes ivoire aussi. L’imprimante. Tout le matériel.

Decambrais secoua la tête.

— Damas ne peut pas tuer, répéta-t-il. Ou je rends mon tablier de conseiller en choses de la vie.

— Allez-y, je fais collection. Danglard a déjà bouffé sa chemise. Damas a avoué, Decambrais. Tout. Sauf le nom des trois victimes restantes, dont il attend la mort imminente avec jubilation.

— Il a dit les avoir tuées ? Lui-même ?

— Non, reconnut Adamsberg. Il a dit que les puces pesteuses les avaient tuées.

— Si l’histoire est vraie, dit Lizbeth, je vais pas lui donner tort.

— Allez le voir, Decambrais, si vous voulez, lui et sa « Mané », comme il l’appelle. Il vous confirmera tout ce que je viens de vous raconter. Allez-y, Decambrais. Allez l’entendre.