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Un silence lourd s’établit autour de la table. Bertin avait oublié de sonner le tonnerre. Affolé, à huit heures vingt-cinq, il frappa du poing la lourde plaque de cuivre. Le son gronda, sinistre, comme une conclusion appropriée à l’atroce histoire du bon vieux temps d’Arnaud Damas Heller-Deville.

Une heure plus tard, l’information était à peu près passée, par morceaux indigestes, et Adamsberg traînait sur la place, avec un Decambrais nourri et calmé.

— C’est comme ça, Decambrais, disait Adamsberg. On n’y peut rien. Moi aussi, je regrette.

— Il y a quelque chose qui cloche, dit Decambrais.

— C’est vrai. Il y a quelque chose qui cloche. Le charbon.

— Ah, vous le savez ?

— Une énorme bévue pour un fin pestologue, murmura Adamsberg. Et je ne suis pas certain non plus, Decambrais, que les trois types qui restent à tuer vont s’en sortir.

— Damas et Clémentine sont en cage.

— Même.

36

Adamsberg quitta la place à dix heures avec la sensation d’avoir manqué une case, et il savait laquelle. Il aurait voulu voir Marie-Belle dans la troupe.

Une affaire de famille, avait confirmé Ferez.

L’absence de Marie-Belle avait déséquilibré la tablée du Viking. Il fallait qu’il lui parle. Elle était le seul point de dissension apparu dans le couple Damas-Mané. Lorsque Adamsberg avait prononcé le nom de la jeune fille, Damas avait voulu répondre et la vieille Clémentine s’était retournée rageusement en lui commandant d’oublier cette « fille de pute ». La vieille femme avait ensuite grommelé entre ses dents et il avait cru saisir quelque chose comme « la grosse de Romorantin ». Damas avait eu l’air assez malheureux et s’était efforcé de changer de sujet, adressant à Adamsberg un regard intense qui semblait le supplier de ne plus s’occuper de sa sœur. C’était bien pour cela qu’Adamsberg s’en occupait.

Il n’était pas onze heures quand il déboucha rue de la Convention. Il repéra deux de ses hommes affaissés dans une voiture banalisée, non loin de l’immeuble. Là-haut, au quatrième étage, la lumière était allumée. Il pouvait donc sonner chez Marie-Belle sans risque de l’éveiller. Mais Lizbeth disait qu’elle était malade. Il hésitait. Il se retrouvait devant Marie-Belle aussi coupé en deux qu’il l’était devant Damas et Clémentine, une partie de lui-même affaiblie par leur conviction d’innocence, une partie déterminée à avoir la peau du semeur, aussi multiple soit-elle.

Il leva la tête vers la façade. Immeuble haussmannien en pierre de taille haut de gamme, balcons sculptés. L’appartement couvrait les six fenêtres de l’étage. Grosse fortune Heller-Deville, très grosse fortune. Adamsberg se demanda pourquoi, si tant est qu’il avait besoin de travailler, Damas n’avait pas ouvert une boutique luxueuse au lieu de ce rez-de-chaussée sombre et encombré du Roll-Rider.

Alors qu’il attendait dans l’ombre, indécis, il vit la porte cochère s’ouvrir. Marie-Belle sortit au bras d’un homme assez petit, et fit quelques pas avec lui sur le trottoir désert. Elle lui parlait, agitée, impatiente. Son amant, pensa Adamsberg. Une querelle d’amoureux, à cause de Damas. Il s’approcha doucement. Il les distinguait bien dans la lumière des réverbères, deux têtes blondes et fines. L’homme se retourna pour répondre à Marie-Belle et Adamsberg l’aperçut de face. Un assez joli type, un peu fade, sans sourcils, mais délicat. Marie-Belle lui serra fort le bras puis l’embrassa sur les deux joues avant de le quitter.

Adamsberg regarda la porte de l’immeuble se refermer sur elle et le jeune homme s’en aller au long du trottoir. Non, pas son amant. On n’embrasse pas son amant sur les joues, si rapidement. Quelqu’un d’autre alors, un ami. Adamsberg suivit des yeux la silhouette du jeune homme qui s’éloignait puis traversa pour monter chez Marie-Belle. Elle n’était pas malade. Elle était en rendez-vous. Avec on ne sait qui.

Avec son frère.

Adamsberg s’immobilisa, la main sur la porte de l’immeuble. Son frère. Son jeune frère. Les mêmes cheveux blonds, les mêmes sourcils faibles, le même sourire pincé. Marie-Belle en mou, en terne. Le jeune frère de Romorantin qui avait si peur de Paris. Mais qui était à Paris. Adamsberg réalisa à cette seconde qu’il n’avait pas noté un seul appel vers Romorantin, Loir-et-Cher, sur les relevés de Damas. Or sa sœur était censée l’appeler régulièrement. Le petit n’était pas débrouillard, le petit voulait des nouvelles.

Mais le petit était à Paris. Le troisième descendant Journot.

Adamsberg prit la rue de la Convention au pas de course. Elle était longue et il voyait le jeune Heller-Deville de loin. À trente mètres de lui, il ralentit le pas et le suivit dans l’ombre. Le jeune homme jetait de fréquents regards sur la chaussée, comme cherchant un taxi. Adamsberg s’enfonça sous un porche pour appeler une voiture. Puis il rangea l’appareil dans sa poche intérieure, le reprit et le regarda. Dans l’œil mort du téléphone, il comprit que Camille n’appellerait pas. Cinq ans, dix ans, toujours peut-être. Bien, tant pis, c’était égal.

Il chassa cette pensée et reprit Heller-Deville en chasse. Heller-Deville le jeune, le deuxième homme, celui qui allait achever l’œuvre de peste à présent que l’aîné et la Mané étaient en détention. Et ni Damas ni Clémentine ne doutaient une seconde que le relais était pris. La puissance de l’épopée familiale opérait. On savait se serrer les coudes, chez les descendants Journot, et on ne tolérait pas la souillure. On était les maîtres et non pas les martyrs. Et on lavait l’affront dans le sang de la peste. Marie-Belle venait de passer la main au benjamin des Journot. Damas en avait tué cinq, celui-là en tuerait trois.

Pas question de le perdre, pas question de l’effrayer. La filature se compliquait du fait que le jeune homme se retournait sans cesse vers la chaussée et Adamsberg aussi, de crainte de voir déboucher un taxi, qu’il n’était pas certain de pouvoir bloquer sans donner l’alerte. Adamsberg repéra une voiture qui s’avançait lentement en codes, une voiture beige qu’il reconnut aussitôt pour un véhicule de la Brigade. Elle roula jusqu’à sa hauteur et Adamsberg fit discrètement signe au conducteur de ralentir, sans tourner la tête.

Quatre minutes plus tard, parvenu au carrefour Félix Faure, le jeune Heller-Deville leva le bras et un taxi s’arrêta le long du trottoir. Adamsberg, trente mètres derrière lui, sauta dans la voiture beige.

— Derrière le taxi, souffla-t-il en fermant doucement la portière.

— J’avais compris, répondit le lieutenant Violette Retancourt, la femme lourde et massive qui l’avait interpellé brutalement lors de la première réunion d’urgence.

À ses côtés, Adamsberg reconnut le jeune Estalère aux yeux verts.

— Retancourt, annonça la femme.

— Estalère, dit le jeune homme.

— Suivez-le doucement, pas de fausse manœuvre, Retancourt. Je tiens à ce type comme à la prunelle de mes yeux.

— Qui est-ce ?

— Le deuxième homme, un arrière-petit-fils Journot, un petit maître. C’est lui qui s’apprête à châtier un tortionnaire à Troyes, un autre à Châtellerault, et Kévin Roubaud à Paris, dès qu’on l’aura relâché.

— Des fumiers, dit Retancourt. Je ne vais pas les pleurer.

— On ne peut pas les regarder se faire étrangler en jouant aux cartes, lieutenant, dit Adamsberg.

— Pourquoi pas ? dit Retancourt.