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— Ils ne s’en tireront pas, croyez-moi. Si je ne me trompe pas, les Journot-Heller-Deville opèrent dans un sens ascendant, du moindre au pire. J’ai l’impression qu’ils ont commencé leur massacre par un des moins cruels de la bande et qu’ils vont l’achever avec le roi des salopards. Parce que peu à peu, les membres du commando ont compris, comme Sylvain Marmot, comme Kévin Roubaud, que leur ancienne victime était revenue. Les trois derniers savent, ils attendent, et ils crèvent de peur. Cela ajoute à la vengeance. Tournez à gauche, Retancourt.

— J’ai vu.

— Logiquement, le dernier de la liste devrait donc être le commanditaire du supplice. Un physicien, secteur industrie aéronautique, nécessairement, capable de piger tout l’intérêt du procédé découvert par Damas. Il ne doit pas en exister des milliers à Troyes ou à Châtellerault. J’ai lancé Danglard là-dessus. Celui-là, on a des chances de le trouver.

— Il n’y a qu’à laisser le jeune homme nous conduire jusqu’à lui.

— C’est risqué, Retancourt, le jeu de la chèvre. Tant qu’on dispose d’autres moyens, je préfère l’éviter.

— Où est-ce qu’il nous mène, le jeune ? On file droit au nord.

— Chez lui, dans un hôtel ou une chambre louée. Il a pris ses ordres et il va dormir. La nuit sera calme. Il ne va pas se faire conduire en taxi à Troyes on à Châtellerault. Tout ce qui nous intéresse ce soir, c’est l’adresse de sa planque. Mais il va décoller dès demain. Il doit agir au plus vite.

— Et la sœur ?

— On sait où elle est la sœur, et on la surveille. Damas lui a confié tous les détails pour qu’elle puisse les repasser au petit frère en cas d’accroc. Ce qui compte pour eux, lieutenant, c’est de terminer le boulot. Ils n’ont que ça à la bouche. Terminer le boulot. Parce qu’un Journot ne connaît pas l’échec, depuis 1914, et il ne doit pas le connaître.

Estalère siffla entre ses dents.

— Alors moi, dit-il, je ne suis pas un Journot. J’en suis sûr, maintenant.

— Moi non plus, dit Adamsberg.

— On approche de la gare du Nord, dit Retancourt. Et s’il prenait le train dès ce soir ?

— Il est trop tard. Et il n’a même pas un sac avec lui.

— Il peut voyager léger.

— Et la peinture noire, lieutenant ? Les outils de serrurier ? L’enveloppe à puces ? Le gaz lacrymogène ? Le lacet ? Le charbon de bois ? Il ne peut pas glisser tout cela dans sa poche arrière.

— Ça veut dire que le jeune frère en tâte aussi en serrurerie.

— Sûrement. À moins qu’il n’attire sa victime au-dehors, comme pour Viard et Clerc.

— Pas si simple, dit Estalère, si les victimes sont à présent sur leurs gardes. Et d’après vous, elles le sont.

— Et la sœur ? dit Retancourt. C’est drôlement plus facile pour une fille d’attirer un mec dehors. Elle est jolie ?

— Oui. Mais je crois que Marie-Belle ne fait qu’être informée et informer à son tour. Je ne suis pas sûr qu’elle sache tout. Elle est naïve et très bavarde et il est probable que Damas s’en méfie, ou bien qu’il la protège.

— Une affaire d’hommes, en quelque sorte ? dit Retancourt assez rudement. Une affaire de surhommes ?

— C’est tout le problème. Freinez, Retancourt. Eteignez vos feux.

Le taxi avait déposé le jeune homme le long du canal Saint-Martin, sur une portion déserte du quai de Jemmapes.

— Un coin tranquille, c’est le moins qu’on puisse dire, murmura Adamsberg.

— Il attend que le taxi s’en aille avant d’aller chez lui, commenta Retancourt. Prudent, le surhomme. À mon avis, il n’a pas donné l’adresse exacte. Il va marcher.

— Suivez feux éteints, lieutenant, dit Adamsberg, alors que le jeune homme se remettait en route. Suivez. Stop.

— Merde, j’ai vu, dit Betancourt.

Estalère jeta un regard affolé à Violette Betancourt. Bon sang, on ne disait pas merde au chef de groupe.

— Pardon, grommela Retancourt, ça m’a échappé. C’est juste que j’ai vu. Je vois très bien dans le noir. Le jeune homme ne bouge plus. Il attend près du canal. Qu’est-ce qu’il glande ? Il dort là ou quoi ?

Adamsberg prit quelques instants pour analyser les lieux, en se penchant entre les deux lieutenants.

— Je sors, dit-il. Je me mets au plus près, derrière le panneau publicitaire.

— Où il y a cette tasse de café ? demanda Retancourt. Et mourir de plaisir ? Ce n’est pas encourageant, comme planque.

— C’est vrai que vous avez de bons yeux, lieutenant.

— Quand je veux. Je peux même vous dire qu’il y a un tas de gravillons tout autour. Ça va faire du bruit. Le surhomme allume un clope. Je crois qu’il attend quelqu’un.

— Ou qu’il prend le frais, ou qu’il réfléchit. Placez-vous tous les deux à quarante pas derrière moi, à moins dix et à dix.

Adamsberg descendit de voiture silencieusement et s’approcha de la fine silhouette qui attendait au bord de l’eau. À trente mètres, il ôta ses chaussures, traversa pas à pas la plaque de graviers et se colla derrière Et mourir de plaisir. On distinguait mal le canal dans ce secteur presque noir. Adamsberg leva la tête et constata que les trois réverbères les plus proches étaient cassés, les verres brisés. Peut-être que le gars n’allait pas simplement prendre le frais. Le jeune homme jeta sa cigarette à l’eau puis fit craquer ses doigts en tirant dessus, une main, puis l’autre, en surveillant le quai sur son côté gauche. Adamsberg guetta dans la même direction. Une ombre s’approcha au loin, grande, maigre, et hésitante. Un homme, un vieux, qui faisait attention où il mettait les pieds. Un quatrième Journot ? Un oncle ? Un grand-oncle ?

En parvenant à la hauteur du jeune homme, le vieux s’arrêta dans l’obscurité, indécis.

— C’est vous ? demanda-t-il.

Il reçut un puissant direct à la mâchoire suivi d’un coup au plexus et s’effondra comme un château de cartes. Adamsberg traversa en courant l’espace qui le séparait du quai, alors que le jeune homme balançait le corps inanimé dans le canal. Le pas de la course d’Adamsberg le fit se retourner et il prit la fuite en une fraction de seconde.

— Estalère ! Sur lui ! cria Adamsberg avant de plonger droit dans le canal, où le corps du vieux flottait sur le ventre, sans se débattre. En quelques brasses, Adamsberg le tira vers la berge, où Estalère lui tendait la main.

— Merde, Estalère ! cria Adamsberg. Le type ! foncez sur le type !

— Retancourt est dessus, expliqua Estalère comme s’il avait lâché ses chiens.

Il aida Adamsberg à remonter sur le quai et à hisser le corps lourd et glissant.

— Bouche-à-bouche, ordonna Adamsberg en s’élançant sur le quai.

Au loin, il voyait filer la silhouette du jeune homme, rapide comme un daim, Derrière lui suivait à pas lourds la grosse ombre de Retancourt, aussi impuissante qu’un tank au cul d’une mouette. Puis la grosse ombre sembla resserrer l’écart et même se rapprocher nettement de sa proie. Adamsberg ralentit l’allure, stupéfait. Une vingtaine de foulées plus tard, il entendit un choc, un bruit sourd et un cri de douleur. Plus personne ne courait au loin.

— Retancourt ? appela-t-il.

— Prenez votre temps, lui répondit la voix grave de la femme. Il est bien calé.

Deux minutes plus tard, Adamsberg découvrait le lieutenant Retancourt commodément installée sur la poitrine du fuyard, lui écrasant toutes les côtes hautes. Le jeune homme peinait à respirer, se tordant en tous sens pour tenter de s’extirper de sous cette sorte de bombe qui lui était tombée dessus. Retancourt n’avait pas pris la peine de sortir son pistolet.