Выбрать главу

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda-t-il.

— Que le vieux l’a agressé et qu’il s’est défendu. Il devient mauvais, très mauvais.

— Ne le lâchez pas. C’est Gardon en ligne ?

— Lieutenant Mordent, commissaire.

— C’est lui, Mordent. Il a étranglé les quatre types et la femme.

— Ce n’est pas ce qu’il dit.

— C’est ce qu’il a fait. Il a des alibis ?

— Il était chez lui, à Romorantin.

— Creusez là-dessus à fond, Mordent, creusez sur Romorantin. Cherchez la jonction entre Hurfin et la fortune Heller-Deville. Mordent, une minute. Rappelez-moi son prénom.

— Antoine.

— Le père Heller-Deville s’appelait Antoine. Réveillez Danglard, envoyez-le à Romorantin en vitesse. Il faut qu’il démarre l’enquête dès l’aube. Danglard est un expert en logique familiale, particulièrement sur son versant dévasté. Dites-lui de chercher si Antoine Hurfin n’est pas un fils d’Heller-Deville. Un fils non reconnu.

— Pourquoi on cherche ça ?

— Parce que c’est ce qu’il est, Mordent.

Au réveil, Adamsberg porta les yeux sur son portable éventré, nu et sec. Il composa le numéro des services techniques à la disposition des emmerdeurs jour et nuit et réclama un nouvel appareil, nanti de son ancien numéro noyé.

— C’est impossible, lui répondit une femme fatiguée.

— C’est possible. Le machin électronique est sec. Il n’y a qu’à le transvaser dans un autre appareil.

— C’est impossible, monsieur. Ce n’est pas du linge de maison, c’est une carte à puces qu’on ne peut pas…

— Je connais tout sur les puces, coupa Adamsberg. Elles sont vivaces. Je désire que vous transportiez celle-ci dans un autre habitat.

— Pourquoi ne prenez-vous pas tout simplement un autre numéro ?

— Parce que j’attends un coup de fil urgent d’ici dix ou quinze ans. Police criminelle, ajouta Adamsberg.

— En ce cas, dit la femme, impressionnée.

— Je vous fais porter l’engin dans l’heure.

Il raccrocha, avec l’espoir que sa puce personnelle se révèle plus opérante que celles de Damas.

37

Danglard appela alors qu’Adamsberg finissait de s’habiller, ayant enfilé un pantalon et un tee-shirt à peu près identiques à ceux de la veille. Adamsberg tendait à mettre au point une tenue universelle, éliminant toute question de choix et d’appariement, afin de s’emmerder le moins possible la vie avec ces histoires d’habits. En revanche, il n’avait pas réussi à trouver une autre paire de chaussures dans son armoire, hormis de lourds godillots de montagne inadaptés à la marche à Paris, et il s’était rabattu sur des sandales en cuir qu’il terminait d’enfiler pieds nus.

— Je suis à Romorantin, dit Danglard, et j’ai sommeil.

— Vous dormirez quatre jours de suite quand vous aurez fini de fouiller cette ville. On approche du point névralgique. Ne lâchez pas la piste Antoine Hurfin.

— J’en ai terminé avec Hurfin. Je dors et je reprends la route pour Paris.

— Plus tard, Danglard. Avalez trois cafés et suivez.

— J’ai suivi et j’ai terminé. Il m’a suffi d’interroger la mère, elle ne fait aucun mystère du fait, au contraire. Antoine Hurfin est le fils d’Heller-Deville, né huit ans après Damas, enfant non reconnu. Heller-Deville lui a…

— Leurs conditions de vie, Danglard ? Pauvres ?

— Disons démunis. Antoine travaille chez un serrurier, loge dans une petite chambre au-dessus de la boutique. Heller-Deville lui a…

— Parfait. Sautez dans votre voiture, vous me raconterez les détails à l’arrivée. Vous avez pu avancer sur le physicien tortionnaire ?

— Je l’ai coincé sur mon écran hier à minuit. C’est Châtellerault. Les aciers Messelet, très grosse boîte installée dans la zone industrielle, fournisseuse numéro un pour les flottes aériennes, marché mondial.

— Grosse prise, Danglard. Messelet en est le propriétaire ?

— Oui, Rodolphe Messelet, ingénieur en sciences physiques, professeur à l’université, directeur de laboratoire, chef d’entreprise, et détenteur exclusif de neuf brevets d’invention.

— Dont un acier ultraléger quasiment infissible ?

— Non fissible, corrigea Danglard. Oui, entre autres. Il a déposé ce brevet il y a sept ans et sept mois.

— C’est lui, Danglard, le commanditaire du supplice et du vol.

— Évidemment c’est lui. Mais c’est aussi un roitelet de la province et un intouchable de l’industrie française.

— On le touchera.

— Je ne pense pas que l’Intérieur va nous épauler sur ce coup-là, commissaire. Beaucoup trop de fric et de réputation nationale en jeu.

— On n’a besoin de prévenir personne, et encore moins Brézillon. Une fuite dans la presse et la tache d’huile gagnera cette ordure dans les deux jours. Il n’aura plus qu’à déraper et se rétamer. On le ramassera en cour de justice.

— Parfait, dit Danglard. Pour la mère d’Hurfin…

— Plus tard, Danglard, son fils m’attend.

Les officiers de nuit avaient laissé leur rapport sur la table. Antoine Hurfin, vingt-trois ans, né à Vétigny et domicilié à Romorantin, Loir-et-Cher, s’était tenu obstinément à ses premières déclarations et avait téléphoné à un avocat qui lui avait aussitôt conseillé de la boucler. Depuis, Antoine Hurfin était resté muet.

Adamsberg se planta devant sa cellule. Le jeune homme était assis sur la couchette, serrant les maxillaires, faisant jouer une infinité, de petits muscles sur son visage osseux, et craquer les articulations de ses doigts maigres.

— Antoine, dit Adamsberg, tu es le fils d’Antoine. Tu es un Heller-Deville privé de tout. Privé de reconnaissance, privé de père, privé de fric. Mais probablement nanti de coups, de baffes et de désolations. Toi aussi, tu frappes, tu cognes. Sur Damas, l’autre fils, le reconnu, le fortuné. Ton demi-frère. Qui en a bavé autant que toi, si tu ne t’en doutes pas. Même père, mêmes baffes.

Hurfin garda le silence et jeta un regard à la fois haineux et vulnérable en direction du flic.

— Ton avocat t’a dit de la fermer, et tu obéis. Tu es discipliné et docile, Antoine. C’est étrange, pour un assassin. Si j’entrais dans ta cellule, je ne sais pas si tu te jetterais sur moi pour me scier la gorge ou si tu te mettrais en boule dans un angle. Ou les deux. Je ne sais même pas si tu te rends compte de ce que tu fais. Tu es tout en acte et je ne sais pas où est ta pensée. Alors que Damas est tout en pensée, et tout en impuissance. Destructeurs l’un comme l’autre, toi avec tes mains, lui avec sa tête. Tu m’écoutes, Antoine ?

Le jeune homme frissonna, sans bouger.

Adamsberg lâcha les barreaux et s’éloigna, presque aussi désolé devant ce visage torturé et frémissant qu’il l’avait été devant l’impassibilité inconséquente de Damas. Il pouvait être fier de lui, le père Heller-Deville.

Les cellules de Clémentine et de Damas étaient à l’autre extrémité du local. Clémentine avait entamé une partie de poker avec Damas, passant les cartes d’une cellule à l’autre en les faisant glisser au sol. Faute de pions, on misait en galettes.

— Vous avez pu dormir, Clémentine ? demanda Adamsberg en ouvrant la grille.

— Pas si mal, dit la vieille femme. Ça ne vaut pas chez soi, encore que ça change. Quand est-ce qu’on sort, avec le petit ?

— Le lieutenant Froissy va vous accompagner à la salle d’eau et vous donner du linge. Où avez-vous trouvé les cartes ?

— C’est votre brigadier Gardon. On a eu une bonne soirée, hier.