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Avertie de cette fragilité de caractère, la tsarine Elisabeth décide de renvoyer les nourrices plus dévouées qu'efficaces et de confier l'éducation de Paul à un précepteur compétent. Elle désigne d'abord Théodore Bekhtéev, ancien chargé d'affaires à la cour de Versailles, qui, comme tel, est réputé avoir de l'esprit et de bonnes manières. Bien entendu, Catherine n'a pas été consultée sur le choix de celui qui va désormais diriger l'instruction de son fils. Suprême humiliation et suprême chagrin, elle apprend que son amant, Serge Saltykov, dont la présence à la cour est jugée compromettante, a été expédié à Stockholm pour annoncer officiellement au roi de Suède la naissance d'un héritier mâle au trône de Russie. A cet exil honorifique succéderont d'autres déplacements, prélude à une rupture définitive. Après avoir souffert en secret de cet abandon, Catherine appareille vaillamment vers d'autres aventures sentimentales. Affublée d'un mari ivrogne qui la déteste, la rabaisse et se désintéresse autant d'elle que de son enfant, elle n'a même pas la compensation de participer à la formation du caractère et de l'intelligence du petit Paul. Il se développe loin d'elle, sans qu'elle sache trop comment, enfermé dans une prison dorée dont la geôlière en chef est l'impératrice de toutes les Russies.

Peu après, d'ailleurs, l'impératrice Elisabeth décide que son pupille mérite un instructeur de plus haute volée que le brave Théodore Bekhtéev. Elle nomme à ce poste de responsabilité un autre ancien diplomate aux capacités indéniables et à la fidélité confirmée. Contemporain des Encyclopédistes, féru de littérature et de philosophie, Nikita Panine fait figure de « voltairien russe » dans la société cultivée de Saint-Pétersbourg. A peine installé dans ses fonctions, il réorganise la maison du jeune grand-duc. Six laquais sont affectés au service de l'enfant. Ils lui passent tous ses caprices et, pour le divertir sans le fatiguer, le promènent en carrosse à travers les pièces de ses appartements. Entre ces randonnées, qu'il dirige de la voix et du geste, Son Altesse consent à apprendre l'orthographe, le calcul et des rudiments de vocabulaire russe, français et allemand. Il s'initie également, par atavisme viril, au maniement des armes. Mais il goûte dans le même temps un plaisir sentimental à lire la Bible et à réciter des prières. Pendant ses oraisons, il a souvent le visage baigné de larmes. Son émotivité intrigue et inquiète son entourage. Il est capable de martyriser un chat ou un chien et, aussitôt après, de s'attendrir sur le triste sort des animaux domestiques. Il n'y a pas de frontières, dans son esprit, entre la charité et la cruauté, entre le plaisir de faire le bien et celui de faire le mal. L'un et l'autre se complètent, ou plutôt se mettent réciproquement en valeur. Rien de plus agréable, juge-t-il, que de réconforter quelqu'un qu'on vient de blesser, et vice-versa. Plus tard, parlant de lui, l'écrivain Nicolas Gretch citera, dans ses Souvenirs, cette appréciation du professeur Aepinus, un des précepteurs du grand-duc héritier : « Il a un esprit vif, mais il y a, dans sa tête, un mécanisme qui ne tient qu'à un fil. Si ce fil se rompt, adieu la raison et le bon sens ! »

D'année en année, ce déséquilibre affectif s'accentue. Le grand-duc Pierre, enfermé dans ses aversions familiales et sa prussomanie, ne franchit jamais le seuil des appartements de ce fils qui n'est peut-être pas de lui. Catherine, après avoir gémi sur la séparation inique qui la prive de son enfant, est repartie dans des intrigues amoureuses dont toute la cour fait des gorges chaudes. Elle est, dit-on, tombée amoureuse folle de Stanislas Poniatowski, un jeune et élégant Polonais, d'illustre naissance, fin lettré, qui a fréquenté les meilleurs salons d'Europe et n'a pas son pareil pour tourner un compliment en français. Tenue au courant des frasques de la grande-duchesse, la tsarine Elisabeth ne la condamne pas pour une inconduite qui ressemble trop à ses propres entraînements. Mais voici que l'incorrigible grande-duchesse retombe enceinte. Cette nouvelle grossesse est une affaire d'Etat. Impossible d'annoncer à la face du monde que l'enfant à naître est le fruit de l'adultère et qu'il s'agit du rejeton de Stanislas Poniatowski. Pour préserver aux yeux de la nation l'honneur conjugal de Pierre, lequel, de son côté, a une liaison sérieuse avec Elisabeth Vorontzov, on le persuade d'endosser cette paternité suspecte. Néanmoins, le vice-chancelier Michel Vorontzov, oncle d'Elisabeth Vorontzov, obtient que, par mesure de représaille, Stanislas Poniatowski soit rappelé en Pologne. La seule concession que Catherine peut arracher à ses tourmenteurs, c'est que le départ de son bien-aimé soit retardé jusqu'à l'accouchement. Dans la nuit du 8 au 9 décembre 1757 enfin, elle met au monde une fille. Afin de se gagner les grâces de la tsarine, elle déclare vouloir appeler l'enfant Elisabeth. Insensible à cet hommage d'une épouse coupable, Sa Majesté choisit le prénom d'Anne. Puis, ayant fait ondoyer le bébé en sa présence, elle annonce qu'elle s'occupera seule de l'éducation de l'enfant comme elle l'a fait pour son frère Paul. La sage-femme de service connaît la règle : elle emporte le nouveau-né dans les appartements impériaux et Catherine ne proteste pas. D'ailleurs, la question est définitivement réglée, en avril de l'année suivante, par la mort de la petite Anne. Le scandale est aussitôt étouffé.

A dater de ce jour, les relations entre la grande-duchesse et la tsarine connaissent des hauts et des bas. Par-delà une rivalité sourde, la seule pensée qui les rapproche, c'est leur hostilité envers le grand-duc Pierre. Sa Majesté estime que son neveu est un incapable au cerveau dérangé, qui ne mérite ni une femme comme Catherine ni un trône comme celui de Russie. Elle a son idée aussi sur l'avenir du petit Paul. Après s'être occupée quelque temps à veiller sur l'évolution de son caractère et sur la marche de ses études, elle s'en détourne à présent comme d'un caniche qui aurait cessé de l'amuser. A son avis, un futur empereur de Russie n'a nul besoin de l'amour d'un père et d'une mère. L'affection parentale ne peut que l'amollir. Le grand-duc Paul a toute la nation pour famille. Et le chancelier Nikita Panine, qu'elle a chargé de l'éducation de son pupille, saura mieux que quiconque le préparer à son destin d'homme et de souverain. En plus de son expérience d'ancien ambassadeur en Suède et de ses qualités pédagogiques, Panine a du cœur à revendre. Dès le début, il assume son rôle non comme une obligation mais comme un sacerdoce. Les irrégularités qu'il découvre dans le comportement de son jeune élève l'inquiètent. Peu à peu, il s'attache à ce garçon ombrageux et méchant, dont les colères sont suivies de brusques accès de tendresse. Au cours de conversations édifiantes, il tente de l'habituer à l'idée qu'il régnera, sans doute, un jour comme sa grand-tante l'impératrice et qu'il lui faudra alors faire preuve à la fois de sagesse, de mansuétude et de fermeté. Mais quand le petit Paul, effrayé par une perspective aussi glorieuse que sévère, l'interroge sur les circonstances de sa naissance, sur ses parents, sur la vie des autres enfants entre leur père et leur mère, Panine se dérobe et répond à côté. Malgré ses nombreuses années de tractations internationales qui auraient dû lui inspirer le cynisme et la dissimulation, il ne peut s'empêcher de plaindre sincèrement ce faux orphelin, ce faux prince, ce faux Russe, qui est toujours, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse, condamné à être incompris. Très au courant des fluctuations politiques en Russie et à l'étranger, il a deviné, depuis longtemps, que le secret espoir de la grande-duchesse Catherine est de voir l'impératrice se détourner de son abominable neveu, Pierre, pour l'éloigner de la succession et appeler le petit Paul sur le trône, malgré son jeune âge, sous la direction de sa mère. Régner un jour sur la Russie, derrière les frêles épaules de son fils, ce rêve clandestin de Catherine est encouragé, en sous-main, par la France et l'Autriche, désireuses de s'opposer aux aspirations d'une Prusse de plus en plus belliqueuse et arrogante. Par l'intermédiaire de son ambassadeur en Russie, le baron de Breteuil, Louis XV s'efforce même de convaincre la tsarine Elisabeth, laquelle lui est d'ailleurs sympathiquement acquise, qu'en écartant du trône son neveu Pierre, dont la germanophilie frise la démence, pour désigner comme unique héritier son petit-neveu Paul, assisté de Catherine, elle rendrait service tout ensemble à la Russie et au monde.