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Au même moment, le tumulte s'enfle derrière les murs. Les autres insurgés, tenus à l'écart, s'impatientent. Ils trouvent que les discussions n'ont que trop duré. Des clameurs de vengeance éclatent parmi eux, au-delà des portes : « C'est il y a quatre ans qu'on aurait dû en finir avec lui ! » vocifèrent-ils. « Le tsar m'a traité en tyran, il doit mourir ! » Platon Zoubov et Bennigsen s'éclipsent pour tenter de calmer les enragés. Les officiers restés sur place pressent Paul de se décider avant qu'il ne soit trop tard. Une chandelle éclaire faiblement la pièce. Des ombres gesticulantes dansent au plafond. Un des conspirateurs renverse par mégarde le lumignon qui s'éteint. Seule brille encore, dans la demi-obscurité, la petite flamme tremblante de la veilleuse devant l'icône. Ce modeste et pieux rayonnement ajoute à l'irréalité de la scène. Voulant contraindre Paul à prendre la plume en main, un des officiers le bouscule, un autre — certains diront plus tard que c'est l'athlétique Nicolas Zoubov — empoigne une lourde tabatière en or et, au comble de l'exaspération, la lance de toutes ses forces contre le souverain.

Atteint à la tempe, Paul chancelle et s'effondre. Aussitôt, c'est la curée. Saisis d'une folie meurtrière, tous se jettent sur lui et le frappent en hurlant des injures. Cloué au sol, Paul se débat, geint, pleure, supplie. Quelqu'un s'empare de l'écharpe de commandement du tsar, la lui passe autour du cou et tente de l'étrangler. A demi asphyxié, Paul remarque, parmi les tourmenteurs qui s'agitent et le rouent de coups, un homme jeune et robuste, portant l'uniforme rouge des gardes à cheval. Croyant reconnaître en lui son fils Constantin, il l'implore entre deux râles : « Grâce, Monseigneur ! Grâce, par pitié ! De l'air, donnez-moi de l'air ! » Puis, sa voix s'éteint dans un gargouillis, ses yeux se révulsent, ses membres cessent de gigoter spasmodiquement.

Comme dégrisés par la fin de cette lutte inégale, les officiers forment un cercle muet autour du cadavre. Le tsar gît devant eux, la face tuméfiée, ensanglantée, la chemise de nuit retroussée, le bonnet de coton pendant sur l'oreille. Inoffensif, il leur paraît soudain plus redoutable et plus haïssable encore que de son vivant. Quand Pahlen revient dans la chambre, il constate avec soulagement que le travail a été fait en son absence. Déjà, on entend des hommes de la garde intérieure du palais rugir à tous les échos : « On assassine l'empereur ! » Certains, parmi les derniers fidèles de Paul, voudraient s'élancer vers les étages supérieurs et arrêter les régicides. Ils croient bien faire, mais, au sommet de l'escalier, Pahlen, en grand uniforme et l'épée à la main, leur barre la route. « Gardes, halte-là ! » leur crie-t-il. Puis, il proclame gravement : « L'empereur est mort, frappé d'un coup d'apoplexie [sic]. Nous avons un nouveau souverain, l'empereur Alexandre. » Les têtes s'inclinent. Personne ne proteste.

Après qu'on a étendu le cadavre sur son lit et arrangé le désordre de ses vêtements et de sa figure, Pahlen se rend dans la chambre de Mme de Liewen, la grande gouvernante de la famille, la fait réveiller par ses domestiques et la charge d'annoncer à Sa Majesté la « terrible nouvelle ». Mme de Liewen se précipite au chevet de l'impératrice, qui dort encore, et lui dit, comme on le lui a recommandé, que « l'empereur a été victime d'une attaque d'apoplexie » et que « son état est grave ». A ces mots, Marie Fedorovna, horrifiée, s'écrie : « Non ! il est mort ! On l'a tué ! » La disparition brutale de cet homme qui n'était plus son mari que de nom, mais à qui la lient tant de souvenirs, lui ôte soudain tout désir de vivre après lui. Au paroxysme du désespoir, elle s'arrache les cheveux et gémit, en allemand : « Paulchen ! Paulchen ! » C'est le diminutif de tendresse, dont elle usait avec Paul dans l'intimité. Tout ce qui lui reste de vingt-cinq ans d'amour et d'esclavage. Elle veut le voir, quel que soit l'état dans lequel il se trouve. Vivant ou mort, il est à elle ! Quand elle arrive à la porte des appartements de l'empereur défunt, des gardes lui en défendent l'accès. Obéissant aux ordres de Bennigsen, ils croisent leurs baïonnettes. Leurs visages sont impassibles. Des automates. N'est-ce pas ainsi que Paul a voulu qu'ils soient tout au long de son règne ? Elle tombe à genoux devant l'officier qui les commande. « S'ils ne me laissent pas aller vers lui, qu'ils me tuent aussi ! » implore-t-elle. L'officier est intraitable. L'entrée des lieux est interdite pendant qu'on procède, là-bas, à la toilette mortuaire. La brutalité de l'assassinat ne dispense pas ceux qui l'ont commis de prendre le plus grand soin de la présentation du cadavre.

Cependant, réfugié dans ses appartements du rez-de-chaussée, Alexandre a passé la nuit à l'écoute des bruits étranges qui se succédaient au-dessus de sa tête. Le brusque silence qui suit ce tumulte lui glace le sang. Il n'ose courir aux nouvelles et pourtant il brûle de les apprendre. Sa femme le rejoint. Assis côte à côte, unis par la même angoisse, ils n'ont pas besoin de parler pour se comprendre. Que s'est-il passé là-haut ? Paul a-t-il signé l'acte d'abdication ? Zoubov et Bennigsen l'ont-ils déjà emmené, comme ils l'ont promis, vers quelque retraite paisible, à la campagne ? Ou bien... ? Joue contre joue, main dans la main, le grand-duc et Elisabeth refusent d'envisager le pire. Alexandre est en grand uniforme, mais les larmes brouillent ses yeux. Sans doute, de temps à autre, lève-t-il un regard peureux vers l'icône pour lui demander pardon de ce qui est arrivé, à son insu certes, mais avec son accord tacite.

Tout à coup, la porte s'ouvre et Pahlen apparaît sur le seuil. Plusieurs officiers, aux visages de fausse compassion, l'entourent. Il parle et, dès les premiers mots, Alexandre éclate en sanglots. La fin tragique de son père, s'il ne l'a pas ordonnée, il n'a pas su l'empêcher. N'est-il pas, malgré les apparences, plus coupable que les vrais coupables ? Les lois humaines ont beau le disculper, sa conscience le condamne. Ses mains sont propres, mais son âme est salie à jamais. Comme il continue à pleurer, serré contre sa femme, Pahlen s'avance de deux pas et, avec un mélange de fermeté et de pitié, dit en français : « C'est assez de faire l'enfant ! Allez régner ! Venez vous montrer aux gardes ! » Elisabeth, qui s'est ressaisie la première, encourage, elle aussi, Alexandre à surmonter son chagrin pour se montrer digne du rôle capital qui lui est échu.

Dans un pénible effort de volonté, il se met debout et sort de la chambre, en titubant. Pahlen le conduit vers la cour intérieure du château Michel, où sont réunis maintenant les détachements qui ont assuré la garde de la résidence impériale pendant la nuit. A la vue des soldats qui lu présentent les armes, Alexandre, d'instinct, se redresse. Les principaux instigateurs du régicide, Pahlen, Bennigsen, les frères Zoubov, sont là et l'observent. Saura-t-il réciter sa leçon ? Sera-t-il digne du mal qu'ils se sont donné pour le hisser sur le trône ? Enfin, d'une voix enrouée par l'émotion, il prononce la déclaration dont les termes lui ont été soufflés par Pahlen : « Mon père est mort à la suite d'une attaque d'apoplexie. Tout sera durant mon règne comme ce fut durant le règne de ma grand-mère bien-aimée, l'impératrice Catherine. » Un tonnerre de hourras salue cette promesse. La pièce est jouée. Le rideau peut descendre. Tout rentre dans l'ordre pour la plus grande satisfaction du public. Pahlen et ses acolytes ont des visages triomphants. Ils s'empressent autour d'Alexandre. Les assassins congratulent le fils de leur victime. Et il doit les remercier pour leur attachement à sa cause. Puis c'est son frère, Constantin, qui le félicite en dépit des conditions tragiques de son avènement. Tour à tour, les sénateurs, les hauts fonctionnaires, les courtisans, les dignitaires de toutes sortes, les chefs de guerre, les membres de la famille impériale prêteront serment au nouveau souverain. Il ne viendrait à l'idée de personne de contester sa légitimité, ni de lui adresser le moindre reproche. Même l'impératrice mère, Marie Fedorovna, s'incline devant celui qui — elle ne peut l'ignorer ! — est indirectement responsable du meurtre de son époux. Entre-temps, elle a été admise dans la chambre mortuaire. Paul est déjà couché dans son cercueil. Malgré le fard, des taches bleues et noires révélatrices de la lutte et de la strangulation marquent son cou et son visage. Son tricorne a été profondément enfoncé sur son crâne, afin de dissimuler les blessures de l'œil gauche et de la tempe. Dehors, tout est calme et correct comme à l'accoutumée. Le ciel, hier encore gris et maussade, s'est dégagé. Un soleil printanier brille au-dessus de la ville qui s'ébroue dans la joie. Aurait-on changé de saison ?