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Le 12 avril, à dix heures du matin, les régiments sont conviés à l'habituelle Wachteparade, instituée du vivant de Paul Ier. Cette fois, c'est le nouvel empereur Alexandre Ier qui préside. Il est entouré de Pahlen, de Bennigsen, des frères Zoubov. Mais, si les artisans de son succès affichent une arrogance victorieuse, chacun, dans le public, remarque l'air renfermé et soucieux de Sa Majesté. En vérité, le remords qui poursuit Alexandre est sans remède. Seul le temps pourrait en atténuer la morsure. Et encore ! Parricide et régicide, il n'en finira pas de se demander s'il a eu raison de mettre l'amour de la Russie au-dessus de l'amour filial. En tout cas, la soudaineté de l'événement ne l'a pas empêché de parer au plus pressé en politique. A peine a-t-il fait ses adieux à son père, exposé dans son cercueil, qu'il doit conjurer la menace britannique. Le jour même de la première Wachteparade d'Alexandre, le colonel Sabloukov, officier des gardes à cheval, qui assistait à la revue traditionnelle, écrira dans ses Mémoires : « Elle [la revue] se déroula conformément à la routine. A la fin de la Wachteparade, nous apprîmes qu'on venait de signer la paix avec l'Angleterre et qu'un courrier était déjà parti pour Londres avec le traité. »

Cependant, des placards, affichés dans les rues, apprennent aux habitants de Saint-Pétersbourg le décès, « à la suite d'une attaque d'apoplexie », de l'empereur Paul Ier et l'avènement d'Alexandre. Cette annonce provoque, dans tout le pays, une explosion d'allégresse sacrilège. On s'embrasse entre inconnus à la sortie des églises, on bénit le nom de « celui qui va rendre la Russie aux Russes ». « Dès que la nouvelle se répandit dans la capitale, note le même Sabloukov, on vit apparaître les coiffures à la Titus et disparaître les queues [de cheveux], on coupa les boucles, on raccourcit les pantalons, les rues se remplirent de chapeaux à bords ronds et de bottes à revers [...]. Les cochers retrouvèrent leur allure habituelle et leurs cris d'antan. » Un autre contemporain, l'écrivain allemand August von Kotzebue1, qui vient d'arriver à Saint-Pétersbourg, décrit également, dans ses Souvenirs, l'atmosphère radieuse de la cité au lendemain de l'assassinat : « Plus besoin de se découvrir en passant devant le palais d'Hiver [...] Plus besoin de descendre de voiture en croisant l'empereur [...] Tous les jours, Alexandre se promenait à pied, sur le quai, accompagné d'un seul valet [...]. De nouveau, il fut permis d'importer des livres [...]. On n'avait plus besoin d'une autorisation signée par le major de service pour quitter la ville. » Bien que tenue à la réserve par les obligations du deuil national, Elisabeth confie à sa mère, trois jours à peine après le régicide : « Quelque peine bien réelle que me fasse le triste genre de mort de l'empereur, je ne puis cependant m'empêcher d'avouer que je respire avec la Russie tout entière. [...] A présent, grâce au ciel, la Russie va être comme le reste de l'Europe. » Enfin elle fera, à la même correspondante, un compte rendu émouvant de l'état d'esprit de son époux après le drame : « Son âme sensible en restera à jamais déchirée [...]. Il faut à celui-ci [l'empereur Alexandre] l'idée de rendre le bien-être à sa patrie pour le soutenir ; il n'y a pas d'autre motif qui puisse lui donner de la fermeté. Et il en faut, car, Grand Dieu, dans quel état a-t-il reçu cet empire ! [...] Tout est calme et tranquille ici, si ce n'est une joie presque folle qui règne depuis le dernier du peuple jusqu'à la noblesse entière2. »

Ainsi, bien que, d'un bout à l'autre de l'empire personne ne soit dupe de la version officielle du décès par apoplexie, tout le monde feint de croire cette fable et absout Alexandre3. Certes quelques esprits tortueux insinuent que l'assassinat de Paul Ier a été préparé à Londres et financé par l'or anglais. Mais aucune preuve tangible n'étayant cette supposition, elle demeure sans suite. Un témoin, digne de foi, le colonel Sabloukov, ne la mentionne dans ses Mémoires que pour la réfuter aussitôt. « Les meneurs du complot, écrit-il, n'ont pas agi par cupidité, mais par patriotisme, nombre d'entre eux croyaient sincèrement qu'en se bornant à menacer l'empereur, ils le contraindraient à abdiquer. »

Cependant, et malgré la sympathie qu'il devine autour de lui, Alexandre doit se dominer pour penser aux affaires de l'Etat au lieu de penser à ses affaires privées. Son premier soin est de libérer, après quelques jours de détention, les personnes arrêtées dans la nuit de l'assassinat et d'éloigner discrètement tels privilégiés peu estimables du règne précédent. Koutaïssov, qui a eu très peur d'une sanction magistrale, n'est guère inquiété, sa maîtresse française, Mme Chevalier, reçoit, avec les compliments du souverain, un passeport pour l'étranger, et Anne Gagarine, favorite de feu Sa Majesté, quitte également la Russie pour accompagner son mari, lequel, par la grâce d'Alexandre, vient d'être nommé ambassadeur près la cour de Sardaigne. Toutefois, l'impératrice Marie Fedorovna, qui considère Pahlen comme l'organisateur du complot, obtient de son fils qu'il le contraigne à se retirer dans ses terres, en Courlande. De même, elle n'aura de cesse qu'il ne se sépare de Platon Zoubov et du général Bennigsen, bientôt exilés, eux aussi, en province4. Le général Talyzine sera frappé, à son tour, de désaveu et écarté du pouvoir. S'étant débarrassé, en douceur, de ces complices encombrants, qu'il ne peut ni récompenser ni condamner, Alexandre se prépare à régner selon l'enseignement de son ancien maître La Harpe et de sa grand-mère Catherine. Tolérance, sagesse, équité et respect de la tradition, seront, décide-t-il, les maîtres mots de sa politique.

L'ultime épreuve qui lui est infligée, en mars 1801, est l'enterrement solennel de son père, le 23 du même mois, dans la cathédrale de la forteresse Pierre-et-Paul, sanctuaire où reposent, de temps immémorial, les souverains de Russie. Comme lors de toutes les obsèques officielles, un long cortège accompagne le défunt vers sa dernière demeure. Alexandre conduit le deuil. Derrière lui, piétine la cohorte silencieuse des faux amis et des vrais ennemis du tsar disparu. Les visages affectent une tristesse de commande, tandis que les cœurs exultent. Alexandre Chichkov, écrivain, amiral et membre du Collège ministériel de la marine, compare, dans ses Mémoires, ces funérailles conventionnelles où tout est entaché d'hypocrisie, à celles, pleines d'émotion, du maréchal Souvorov. « Les obsèques de l'empereur ne ressemblaient en rien aux obsèques de Souvorov, écrit-il. Cette fois-ci, en suivant le cercueil, depuis le château Michel jusqu'à la forteresse en passant par le pont Toutchkov, je n'ai vu pleurer personne parmi les milliers de spectateurs. » Sans doute, ce jour-là, Chichkov n'a-t-il pas eu l'occasion d'approcher le seul être dont le deuil fût sincère : la veuve de Paul Ier, l'impératrice mère Marie Fedorovna. Elle a été trahie, bafouée, maltraitée par cet époux à l'humeur changeante, dont l'incohérence a failli plonger la Russie dans le chaos. Et cependant, elle ne se console pas de la perte du tyran. Quand elle énumère dans sa mémoire les griefs qu'elle a accumulés contre lui depuis des années, elle se heurte, chaque fois, à une évidence désarmante. S'il a agi ainsi, c'est qu'il n'a jamais pu se considérer comme un simple mortel. Monarque de naissance, élevé dans la conscience de sa supériorité originelle, il a sincèrement cru que, Dieu l'ayant désigné pour diriger la Russie, il devait trancher en toute occasion selon son bon plaisir et sans en référer à quiconque. Ceux qui s'avisent de lui reprocher ses violences et ses injustices oublient que Pierre le Grand, dont ils célèbrent volontiers le génie, fut, lui aussi, un potentat auquel son pouvoir avait quelque peu tourné la tête. Dans ses rêves, Marie Fedorovna se dit que, si Paul avait vécu plus longtemps, il aurait prouvé au monde que ses prétendues toquades étaient toujours inspirées par un élan du cœur, jamais par un froid calcul politique, et que, sans en avoir l'air, il était un second Pierre le Grand, alors qu'aujourd'hui on l'accuse de n'avoir été que sa caricature.