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Mais, de cette éducation raisonnable, le petit Paul retient d'abord ce qui flatte son caractère orgueilleux. Les sentiments de sa supériorité et de son impunité lui viennent de sa naissance. La vie même du palais l'oblige à se considérer comme un être à part, qui échappe à la loi commune et a barre sur tous ses semblables. Un de ses fidèles instituteurs, l'obscur Siméon Porochine, note quotidiennement les propos et les gestes de son pupille. Le 22 septembre 1764, ce témoin déférent est frappé de l'aisance du petit Paul, âgé de dix ans, qui, assis à côté de son auguste mère, lors de la fête du trône, se fait servir par le comte Nikita Panine, lequel, debout derrière sa chaise, lui présente chaque plat avec une courbette. Deux jours plus tard, le même mémorialiste constate que « Son Altesse [le jeune Paul] a un caractère vif et un cœur tendre » et que nul ne sait au juste comment tournera son humeur. Le 7 octobre, l'enfant assiste à une représentation de L'Ecole des Femmes et s'indigne parce que le public applaudit les acteurs sans attendre qu'il ait donné le signal en battant des mains lui-même. Il en est si contrarié qu'en rentrant au palais il déclare : « A l'avenir, je demanderai la permission de renvoyer ceux qui applaudissent en ma présence quand je ne le fais pas. C'est de l'inconvenance ! » Il s'irrite également parce qu'on lui apporte une tasse de café avant que Panine ne l'ait goûté pour approuver la saveur et la température du breuvage. L'année suivante, comme Porochine annonce à son élève que le poète et savant Lomonossov vient de mourir, il ricane : « A quoi bon pleurer un imbécile ? Il gaspillait l'argent de l'Etat sans rien faire ! » Nul n'ose contester devant Son Altesse ce jugement catégorique. Ayant dit, l'enfant retourne à ses jeux habituels. Qu'il s'amuse avec ses soldats de bois, ou avec un volant, ou avec un fusil en miniature, ses instructeurs n'ont garde de l'interrompre dans ses activités. Quelques mois plus tard, comme Porochine se hasarde à réciter devant lui la cinquième ode de Lomonossov, le jeune Paul s'écrie : « C'est terriblement beau ! Il est notre Voltaire ! » Cette volte-face caractéristique du tempérament instable de Paul alarme son entourage. Mais, comme toujours à la cour de Russie, le respect de la hiérarchie étouffe l'expression de la vérité. On se tait, par crainte de déplaire en parlant.

En août 1765, bien que ne sachant pas danser, Paul s'élance et ouvre le bal avec la jeune et jolie Anne Vorontzov. Puis, s'échauffant et s'égayant, il esquisse les pas d'un menuet avec Anne Cheremetiev et continue en invitant, à tour de rôle, toutes les demoiselles d'honneur de l'impératrice. Aucune ne s'avise de lui refuser la faveur d'une promenade en musique. Peu après, il avoue à Porochine qu'il est tombé amoureux d'une de ces « beautés », mais il ne veut pas la nommer pour ne pas la compromettre et se contente de tracer, avec un doigt, les initiales de l'élue sur une vitre embuée par son haleine. Payant d'audace, il s'enhardit même, lors d'un dîner, à prendre une bergamote sur un plat et à l'offrir, avec un regard appuyé, à sa voisine de table. Les jours suivants, ce ne sont que rencontres fortuites, jeux de société et concours de masques. Le tsarévitch se plaît tellement dans la compagnie des jeunes filles qu'il devient coquet et Porochine remarque gravement que le prince héritier réclame, au moment de sa toilette matinale, qu'on lui fasse « sept boucles de cheveux de chaque côté de la tête, alors qu'auparavant il se contentait d'une seule ». Le même Porochine indique également que « l'amour fait des prodiges » chez son pupille, car, « maintenant, deux ou trois fois par jour, le grand-duc demande qu'on lui renoue ses jarretelles, afin que ses bas soient bien lisses ». De confidence en confidence, Paul affirme à son mentor qu'il est amoureux « à jamais ». Il indique même qu'il s'agit de Véra Tchoglokov et qu'au cours d'une polonaise il lui a murmuré : « Si ce n'était pas inconvenant, je baiserais maintenant votre main ! » Mais la petite personne a « le cœur pris ailleurs » ! Elle le dit à Paul, et il s'en irrite. Se pourrait-il que, lui, l'héritier du trône, ait un rival ? Il exige de savoir à qui elle pense. Comme elle ne livre pas son secret, il se vexe et c'est la brouille.

Après cette légère déconvenue, sa susceptibilité, sa vanité, sa méfiance s'accentuent au détriment de sa raison. La « marotte militaire », héritée de la famille des Holstein, achève de lui tourner la tête. Les sons martiaux du tambour couvrent pour lui le doux chuchotement des voix féminines. Il rêve de batailles sans merci, aux quatre coins de l'univers civilisé, avec musiques, canonnades et étendards déployés. Rien ne lui plaît davantage que d'assister aux grandes parades à côté de sa mère, l'impératrice. Il revêt pour l'occasion l'uniforme de colonel honoraire des cuirassiers auquel il a droit malgré son jeune âge. Cambrant la taille et fronçant les sourcils, il regarde défiler ces hommes aux tenues impeccables et aux mouvements d'automates. Les soldats de bois qu'il fait évoluer à sa guise sur une table ou sur un billard se sont transformés en soldats de chair et de sang, aussi dociles que les autres. Ce passage du jouet à la vie est si grisant qu'il n'imagine pas pouvoir s'en passer un jour. Le timide Porochine est affolé de l'engouement de son élève pour tout ce qui touche à l'armée, à la guerre, à l'usage de la poudre et aux délices du despotisme. Lui qui, selon les directives de Nikita Panine, n'a cessé de prêcher au tsarévitch la tolérance, l'équité et l'amour du prochain, découvre, dans son vis-à-vis, un être imprévisible, irresponsable, capable, tour à tour, d'affection et de brutalité, de perspicacité et d'aveuglement, un farfadet livré à tous les caprices. Une fois, découragé par tant d'inconséquence et tant d'outrecuidance, il s'écrie devant Paul : « Avec les meilleures intentions du monde, un beau jour, vous vous ferez haïr, monseigneur ! » Est-ce à la suite de cette remarque désobligeante ou à cause de l'insuffisance de ses leçons que Porochine est congédié, en décembre 1766, par Nikita Panine, et réintégré dans l'armée, d'où il avait été tiré pour être affecté au service du grand-duc ?

A cette même époque, Catherine, qui, entre-temps, a pris solidement en main la direction de l'empire, charge une « Commission des sages » d'élaborer le texte d'un nouveau code législatif assurant à la fois la liberté des citoyens et l'autorité du monarque. Pendant les longs mois que dure la rédaction de ce document capital, elle doit encore déjouer les complots de ceux qui voudraient contester son accession au trône, assurer l'hégémonie de la Russie sur la Pologne en faisant élire à la tête de l'Etat polonais un homme à sa dévotion, en l'espèce son ancien amant Stanislas Poniatowski, enfin guerroyer avec opiniâtreté contre la Turquie. Ces graves problèmes ne l'empêchent pas de s'intéresser à l'évolution intellectuelle et sentimentale de son fils. Elle connaît ses défauts et, tout en souriant au récit des idylles innocentes du garçon, elle songe qu'il aurait besoin, pour trouver son équilibre, d'une femme capable à la fois de le retenir par les sens et de lui mettre du plomb dans la cervelle. Pour l'éveiller à la volupté, qui l'a inspirée elle-même tout au long de sa vie, elle lui délègue de charmantes spécialistes en caresses, telles la sémillante comédienne Kaditch ou la jolie Sophie Ouchakov, veuve de Michel Czartoryski, ancien aide de camp de Pierre III, ou l'habile comtesse Prascovie Bruce, dont elle a utilisé les services, à plusieurs reprises, pour évaluer les capacités viriles de ses éventuels favoris. Dans son souci de conserver le tsarévitch en bonne santé, elle le fait vacciner, en même temps qu'elle, contre la petite vérole, par le docteur anglais Thomas Dimsdale, alors que cette inoculation passe encore pour une nouveauté intéressante certes, mais dangereuse.