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Le lendemain, l'impératrice offre un souper suivi d'un bal, au cours duquel Nathalie danse jusqu'à épuisement avec Paul, qui semble au mieux de sa forme. Engoncée dans une lourde robe de brocart et le cou, le corsage, les mains chargés de pierreries, la jeune mariée étouffe sous ce harnachement d'apparat et doit même refuser un dernier menuet. La voyant si vite fatiguée, Catherine se demande si sa bru n'est pas de constitution trop fragile pour le rôle de première grandeur qui lui incombe. Paul, en revanche, juge que cette lassitude n'a rien d'alarmant et qu'elle ajoute au charme de son épouse. Ayant découvert le plaisir d'avoir à ses côtés une créature gracieuse et désirable, avec qui on peut non seulement causer, mais se caresser, il décide qu'il n'aura désormais d'autre but dans la vie que le bonheur de leur ménage. Pour cela, il faut qu'il oublie, pense-t-il, certaines de ses obsessions, comme le mystère de sa naissance, la mort étrange de son père, la tyrannie de sa mère, qui change d'amant aussi facilement que de ministres, ou la servilité vindicative des courtisans qui sourient en dissimulant un poignard derrière leur dos. Il lui semble qu'en se mariant il a découvert non seulement la volupté mais aussi la pureté. Tout ce qui n'est pas sa femme le rebute. Déjà la landgrave de Hesse et les deux filles à marier qui lui restent s'apprêtent à quitter la Russie pour retourner dans leur pays. Tandis que Nathalie s'attriste du départ de sa mère, Paul songe avec rage qu'il serait soulagé si la sienne s'en allait aussi.

1 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.

2 Ibid.

3 Ibid.

III

UN VEUF VITE CONSOLÉ

Jeune marié comblé, le grand-duc Paul n'en revient pas de sa chance. Sa femme lui plaît à toute heure du jour et de la nuit. Elle a, pour lui, les plus grandes qualités : la beauté, l'esprit, la gaieté et juste ce qu'il faut de coquetterie pour pimenter l'ordinaire conjugal. Avec elle, il oublie les soucis ennuyeux de la politique et de l'étiquette. Il s'émerveille du goût de Nathalie pour les jolies robes, les bals, les chevauchées à travers la campagne et les pique-niques sur l'herbe, entre amis. Elle pousse la recherche du divertissement jusqu'à se costumer pour jouer la comédie, sur une petite scène, dans un groupe d'amateurs. Cette fantaisie insouciante met l'eau à la bouche de Paul, qui se sent davantage l'amant que le mari de son épouse. Au début, Catherine se déclare ravie de la bonne entente qui règne dans le couple. Parlant de son fils, elle écrit à sa confidente, Mme de Bielke : « Le voilà donc en ménage ; il prétend vivre bourgeoisement, il ne quitte pas d'un pas son épouse, et cela fait la plus belle amitié du monde. » Elle mande aussi au landgrave de Hesse : « Votre fille se porte bien : elle est toujours douce et aimable ; son mari l'adore ; il ne fait que la louer et la recommander. Je l'écoute et étouffe de rire parfois, parce qu'elle n'a pas besoin de recommandation : sa recommandation est dans mon cœur1. » Mais, bientôt, l'impératrice s'aperçoit que sa ravissante bru est une tête de linotte et que, toujours pressée de prendre du bon temps, elle est incapable de s'astreindre à l'étude du russe. On commence à trouver, en ville et à la cour, que la jeune Nathalie marque vraiment trop peu d'intérêt pour la langue et les mœurs de ses futurs sujets. Serait-elle restée allemande dans l'âme, alors qu'elle est devenue une grande-duchesse russe et qu'elle a été baptisée dans la religion orthodoxe ? Paul s'en moque, mais Catherine en est irritée. Reprochant à Nikita Panine de n'avoir pas su apprendre à son fils et à sa belle-fille les devoirs de déférence et de patriotisme qui leur incombent, elle décide que cet homme bienveillant a terminé sa tâche et, l'ayant renvoyé du palais, le remplace par le général Nicolas Saltykov, qui a maintenant toute sa confiance. Furieux d'être privé de son ancien gouverneur, qui était devenu son ami, Paul accueille le nouveau venu avec une défiance haineuse. Ce dernier, obéissant aux ordres de Catherine, lui conseille d'éloigner André Razoumovski dont on estime « en haut lieu » que l'influence pourrait être néfaste à l'avenir du couple princier. Aussitôt, le grand-duc éclate de colère et, entraînant Nathalie, court exiger des explications de sa mère. Celle-ci, croyant que cette révolte a été inspirée par sa belle-fille, les remet tous deux, vertement, à leur place. Ils quittent l'appartement de Sa Majesté, tête basse, tels des enfants punis après une incartade. Cependant, comme Paul, au cours de l'entretien, a demandé à Catherine la faveur d'assister, de temps en temps, aux réunions des ministres, afin d'être tenu au courant, même superficiellement, des affaires de l'Etat, elle accède à cette revendication qui lui semble raisonnable. Puis elle se reprend et soupçonne Nathalie de nourrir une ambition criminelle. Ne dit-on pas, à voix basse, dans les antichambres du palais, que la jeune femme, sous des dehors évaporés, souhaiterait porter son mari sur le trône après en avoir écarté l'actuelle impératrice ? Passant de l'indulgence à l'indignation, Catherine écrit, en français comme toujours, à son correspondant habituel le baron Grimm : « La grande-duchesse aime en toute chose les extrêmes. Tout est à l'excès chez cette dame-là : si l'on se promène à pied, c'est vingt verstes ; si l'on danse, c'est vingt contredanses, autant de menuets, sans compter les allemandes ; pour éviter le chaud dans les appartements, l'on ne fait point de feu ; si les autres se frottent le visage de glace, d'abord tout le corps devient visage [sic] ; enfin le milieu est fort loin de chez nous. Crainte des méchants, on se défie de la terre entière et l'on n'écoute ni bons ni mauvais conseils [...] ; on n'écoute personne [...] et on a tête décidée à soi. Imaginez-vous que, depuis un an et demi et plus on ne parle pas un mot encore de la langue [russe] : nous voulons qu'on nous apprenne, mais nous ne donnons pas un moment d'application par journée à la chose ; tout est toupillage [sic]. » Et encore : « Je ne vois en elle ni séduction, ni esprit, ni raison2. » On est loin des éloges hyperboliques adressés au landgrave de Hesse peu après le mariage de sa fille !

Mais voilà qu'une liste de conjurés, qui rêvent de couronner Paul après avoir destitué sa mère, tombe entre les mains de l'impératrice. Elle en prend connaissance avec stupéfaction, convoque son fils et Nathalie, et leur reproche, sur un ton glacial, de soutenir des intrigues dirigées contre elle. Epouvanté, Paul se répand en excuses, en dénégations, en serments de fidélité, supplie sa mère d'oublier cet incident regrettable et d'être sûre qu'il n'y est pour rien. Ayant écouté cette palinodie, Catherine, magnanime, jette au feu, devant le grand-duc et la grande-duchesse, le papier portant les noms des « meneurs ».

Elle a d'autant plus de mérite à se montrer tolérante devant cette menace de coup d'Etat que, de 1762 à 1770, quatre faux Pierre III sont déjà appa-rus dans le sud de la Russie en affirmant avoir échappé par miracle aux assassins stipendiés par la tsarine. Ces usurpateurs ont certes été rapidement confondus et neutralisés, mais un cinquième prétendant, nommé Pougatchev, a surgi, dès 1773, au-delà de l'Oural, dans la région du Jaïk et, remarquable chef de bandes, rassemble autour de lui de nombreux partisans. Ce simple cosaque du Don, ayant déserté de l'armée et s'étant évadé à plusieurs reprises des geôles impériales, harangue les foules avec éloquence, jure qu'il est le vrai tsar et lance des manifestes par lesquels il promet la liberté aux serfs et la prospérité à tout le monde. Il a l'intention, dit-il, de chasser du palais « l'Allemande criminelle », « la fille du Malin », afin de rétablir en Russie le bonheur qui est dû à toute la nation par la volonté de Dieu. Les moujiks illettrés et superstitieux voient en lui le futur sauveur du peuple, et les cosaques, plus circonspects, se persuadent que, avec son aide, ils pourront conquérir assez de terre pour fonder un Etat autonome, administré par leurs soins. A la tête de ces hordes fanatisées, Pougatchev affronte avec succès les troupes régulières envoyées pour lui barrer la route. Soumettant ville après ville sur son passage, il assiège Orenbourg, menace Kazan, s'apprête à marcher sur Moscou et Saint-Pétersbourg. Empêtrée dans la reprise de la guerre avec la Turquie, Catherine attend avec impatience que ce conflit interminable soit réglé pour jeter ses meilleurs régiments contre les insurgés. Le péril est d'autant plus grand que Pougatchev a déjà pris, dans le peuple, les dimensions d'un personnage de légende. Enfin, en juillet 1774, après deux ans d'affrontement, les victoires remportées contre les Turcs par les généraux Souvorov et Roumiantsev permettent la signature d'une paix avantageuse. Ayant obtenu l'accès à la mer Noire et à la mer Egée, les armées de Sa Majesté peuvent se reporter sur le Nord, afin de disperser les partisans de l'imposteur. Effrayés par l'ampleur de la répression qui les menace, nombre d'entre eux trahissent la cause de leur maître et l'abandonnent. Le 24 août 1774, Pougatchev est fait prisonnier. Désarmé et chargé de chaînes, il est enfermé dans une cage, tel un animal malfaisant, puis emmené en chariot, à travers villes et villages, vers le châtiment qui l'attend à Moscou.