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Lorsqu'il arrive à destination, au tout début de janvier 1775, l'impératrice, son fils et sa belle-fille se trouvent en visite officielle dans la vieille cité des tsars. Sur ordre de Catherine, Pougatchev est condamné à la décollation par la hache du bourreau, après avoir été écartelé en public. Parlant de ce révolté sacrilège, Catherine écrit à son cher Voltaire, dont l'opinion compte beaucoup pour elle : « Il ne sait ni lire ni écrire, mais c'est un homme hardi et déterminé. Jusqu'ici, il n'y a pas la moindre trace qu'il ait été l'instrument de quelque puissance [...]. Il est à supposer que M. Pougatchev est maître brigand et non valet d'âme qui vive. Personne n'a été plus nocif que lui depuis Tamerlan. Il espère la grâce à cause de son courage. S'il n'avait offensé que moi, je lui pardonnerais, mais cette cause est celle de l'empire qui a ses lois. » Par faveur spéciale, Sa Majesté consent à ce que le coupable ait la tête tranchée avant que son corps ne subisse l'écartèlement. Le supplice a lieu le 10 janvier 1775 devant un grand concours de curieux. Paul n'assiste pas à l'exécution, par horreur du sang, peut-être, mais aussi par une secrète compassion envers ce demi-fou, qui a eu l'audace de braver l'impératrice. Cette punition exemplaire n'est-elle pas un avertissement destiné à tous ceux qui tenteraient de s'opposer aux volontés de Sa Majesté ? En décapitant Pougatchev, c'est son fils que Catherine a décapité. Obligé de rentrer dans le rang, il sait que, pour survivre, il devra obéir sans murmurer. A vingt ans, il est passé des mains de ses gouverneurs aux mains d'une gouvernante autrement redoutable : sa mère.

Pourtant, lors des fêtes que Moscou réserve à la famille impériale, il peut entendre, sur son passage, des acclamations plus nourries encore que celles qui saluent habituellement sa mère. Comme si le peuple, en révérant Sa Majesté, mettait son espoir dans l'héritier de la couronne. L'engouement de la foule envers le jeune grand-duc est si évident qu'André Razoumovski lui dit, après une de ces sorties en ville : « Vous voyez, prince, combien vous êtes aimé ! Ah ! si vous vouliez seulement !... » Comme choqué par cette remarque intempestive, Paul jette un regard sévère sur son ami et ne dit mot. Son souci de ménager la susceptibilité de sa mère le contraint même à se montrer aimable envers le dernier favori de celle-ci, le général Grégoire Potemkine. Ce géant, athlétique et borgne, ne manque pas de séduction dans sa rudesse de soldat. Il s'est couvert de gloire dans de nombreux combats avant de triompher dans le lit de Catherine. Il y remplace le favori Vassiltchikov, qui vient d'être congédié. Instruite des influences occultes qui entourent l'impératrice, Nathalie elle-même encourage Paul à la prudence dans ses relations avec les proches de sa mère. Elle se sent prise dans un réseau de sourdes inimitiés, de méfiances recuites. Sans que Catherine le lui ait dit ouvertement, elle sait que la tsarine lui reproche sa légèreté, la sympathie équivoque qu'elle témoigne à André Razoumovski, son dédain pour la langue russe et, par-dessus tout, le fait qu'après deux ans de mariage elle ne soit pas encore enceinte.

Pour hâter l'intervention de la nature, Catherine s'impose, le 18 mai 1775, un pèlerinage à pied au monastère de la Trinité-Saint-Serge. Cette pieuse démarche se révèle bénéfique. Le 10 juillet de la même année, Son Altesse impériale la grande-duchesse Nathalie annonce qu'elle attend un enfant. Tandis que Catherine, enchantée de l'événement, reçoit les congratulations d'usage, certains informateurs bénévoles lui signalent que sa bru n'a peut-être pas une conduite irréprochable. A en croire ces colporteurs de ragots, elle fait absorber chaque soir, pendant le repas, un peu d'opium à son mari, afin qu'il s'assoupisse dans un coin et la laisse s'amuser, en tête à tête, avec André Razoumovski. Ces rumeurs insistantes amènent Catherine à se demander si sa belle-fille est enceinte de son fils ou du meilleur ami de celui-ci. Mais peu importe, après tout ! Elle-même a connu jadis ce lancinant problème et cela ne l'a pas empêchée de conduire sa barque comme elle l'entendait. L'essentiel est que, pour la Russie entière, l'enfant que porte Nathalie soit l'authentique héritier du trône. Etant grosse — de qui ? — la jeune femme est sacrée aux yeux de l'impératrice Catherine, comme Catherine l'a été aux yeux de l'impératrice Elisabeth. La fierté de Paul, à l'idée de cette paternité, est incommensurable. Son amour pour sa femme tourne à la dévotion, à l'adoration mystique. Au moindre signe de fatigue chez Nathalie, il est pris de panique et appelle un médecin. Elle ne voudrait pas accoucher à Moscou, où elle ne se sent pas « chez elle ». Mais elle est si lasse que le couple doit attendre le mois de décembre 1775 pour regagner Saint-Pétersbourg par petites étapes.

Enfin, en avril, la grande-duchesse ressent les premières douleurs. La tsarine, impavide, surgit à son chevet et se charge de veiller sur le travail de sa bru. Nouant un grand tablier sur sa robe, elle assiste la sage-femme et mêle ses exhortations et ses conseils à ceux des matrones de service. Mais la naissance est laborieuse. Le fœtus se présente mal. Le visage convulsé et inondé de sueur, la parturiente hurle à s'en écorcher la gorge. Les médecins, accourus en renfort, sont de plus en plus inquiets. Enfin, l'enfant est arraché au ventre de sa mère. C'est un fils. Un corps énorme et bleui par endroits. Mort-né. On a hésité à tenter in extremis « l'opération césarienne ». Délivrée du petit cadavre, Nathalie agonise. Une puanteur envahit la chambre. On empêche Paul d'entrer pour lui éviter un surcroît d'émotion. Le 15 avril 1776, à cinq heures de l'après-midi, Nathalie rend le dernier soupir.

Devant le corps inerte, aux yeux clos et aux traits pacifiés de sa femme, Paul, d'abord hébété de chagrin, est pris soudain d'un accès de rage. Il donne des coups de poing aux meubles, il rugit, il sanglote. Avec sang-froid, Catherine demande aux médecins présents de certifier par écrit que la mort de la grande-duchesse est due à une cause naturelle. Elle craint que la perfidie publique ne l'accuse d'avoir empoisonné sa bru, ou, du moins, de l'avoir mal soignée. Le soir même, apprenant que Paul, fou de désespoir, a voulu se jeter par la fenêtre, elle décide de l'emmener à Tsarskoie Selo. Mais ce changement de décor ne suffit pas à calmer les affres du malheureux. Tout en compatissant au chagrin de son fils, Catherine juge nécessaire, pour dégager sa propre responsabilité dans cette affaire, de s'expliquer par lettre devant ses correspondants habituels. « Aucun secours humain ne pouvait sauver cette princesse, écrit-elle à Mme de Bielke. Elle était barrée [...]. Après l'ouverture du corps, on a trouvé qu'il n'y avait que quatre doigts d'espace et que les épaules en avaient huit. » Le chargé d'affaires français, le chevalier de Corberon, n'est, lui, qu'à demi convaincu. Ayant discrètement interrogé le chirurgien Moreau, son voisin de table, à un dîner, il notera dans ses Souvenirs : « Il a dit qu'il regardait les chirurgiens et les médecins de la cour comme des ânes. La mort de la grande-duchesse ne devait pas arriver. Au vrai, il est bien étonnant qu'on ne prenne pas plus de soin d'une grande-duchesse. Le peuple est très fâché. On entendait, hier et aujourd'hui, aux boutiques, dire : "Les jeunes dames meurent, les vieilles babas3 ne meurent pas." » Malgré ces rumeurs désobligeantes, l'impératrice ne démord pas de son idée : le décès de Nathalie n'est imputable ni à l'incurie des accoucheurs, ni à la négligence ou à la malveillance de ses proches. C'est une manifestation de la fatalité et, plus précisément, de la volonté de Dieu. Après avoir déploré, comme il se doit, cette fin prématurée, Catherine conclut sa lettre à Mme de Bielke par une phrase qui résume sereinement son point de vue : « Comme il est démontré qu'elle ne pouvait avoir d'enfant en vie, ou plutôt qu'elle n'en pouvait mettre au monde, il faut bien n'y plus penser4. »