Mais voilà qu'arrivèrent de Jérusalem trois émissaires de Jacques. Ils apportaient des lettres pour Simon qui les reçut avec un grand respect. Dès lors, l'ambiance ne fut plus la même. L'ex-pécheur de Capharnaûm, si porté à la simplicité et à l'indépendance du Christ Jésus, se mit immédiatement en retrait. Il ne répondit plus aux invitations des incirconcis. Les festivités familières et amicales organisées en son honneur, ne comptaient plus maintenant sur sa présence joyeuse et conviviale. Dans l'église, il modifia ses moindres attitudes. Toujours en compagnie des messagers de Jérusalem, qui ne le quittaient jamais, il semblait austère et triste. Jamais plus il ne se rapporta à la liberté que l'Évangile avait accordée à la conscience humaine.
Paul remarqua cette transformation, pris d'un profond chagrin. Pour son esprit habitué sans restriction aucune à la liberté d'opinion, le fait était choquant et pénible. Il était d'autant plus grave qu'il s'agissait justement d'un croyant comme Simon qui était à tous les niveaux hautement respectable et distingué. Comment interpréter cette attitude en complet désaccord avec ce à quoi il pouvait s'attendre ? Réfléchissant à la grandeur de sa tâche auprès des gentils, la moindre question de ses amis à ce sujet le laissait confus. Dans sa passion pour les attitudes franches, il n'était pas de ceux qui pouvaient attendre. Et après deux semaines d'anxieuse expectative, désireux de donner satisfaction aux nombreux éléments incirconcis d'Antioche, quand il fut invité à parler à ses compagnons à la tribune, il se mit à exalter l'émancipation religieuse du monde depuis l'arrivée de Jésus-Christ. Il passa en revue les généreuses démonstrations que le Maître avait données aux publicains et aux pécheurs. Pierre l'écoutait, hanté par tant d'érudition et de ressources herméneutiques pour enseigner aux auditeurs les principes les plus difficiles. Les messagers de Jacques aussi étaient surpris, l'assemblée écoutait l'orateur attentivement.
À un moment donné, le tisserand de Tarse a regardé fixement l'apôtre galiléen et s'exclama :
Frères, en défendant notre sentiment d'unification en Jésus, je ne peux déguiser notre peine face aux derniers événements. Je veux me rapporter à l'attitude de notre hôte très aimé, Simon Pierre, que nous devrions appeler « maître », si ce titre ne revenait pas de fait et de droit à notre Sauveur16.
(16) Les commentaires Paul dans l'Épître aux Calâtes (chapitre 2, versets 11 et 14) se rapportent à un fait antérieur à la réunion des disciples. - (Note d'Emmanuel)
La surprise fut grande et l'étonnement général. L'apôtre de Jérusalem le fut aussi mais restait très calme. Les émissaires de Jacques révélaient un profond malaise. Barnabe était livide. Et Paul continuait courageusement :
Simon est la personnification pour nous d'un exemple vivant. Le Maître nous l'a laissé comme un roc de foi immortelle. Dans son cœur généreux nous avons déposé les plus grands espoirs. Comment interpréter son attitude en s'éloignant des frères incirconcis depuis l'arrivée des messagers de Jérusalem ? Avant cela, il comparaissait à nos réunions intimes, il mangeait le pain à notre table. Si Je cherche ainsi à éclaircir la question, ouvertement, ce n'est pas par désir de scandaliser qui que ce soit, mais parce que je ne crois qu'en un Évangile libre de tous préjugés erronés du monde, considérant que la parole du Christ n'est pas enchaînée aux intérêts inférieurs de la prêtrise de quelque nature qu'elle soit.
L'ambiance devint agitée. Attendris et reconnaissants, les gentils d'Antioche regardaient l'orateur. Les sympathisants du pharisaïsme, au contraire, ne cachaient pas leur rancœur en raison de ce courage presque audacieux. À cet instant, les yeux enflammés par des sentiments indéfinissables, Barnabe a pris la parole, tandis que l'orateur faisait une pause, et fit remarquer :
Paul, je suis de ceux qui déplorent ton attitude en cet instant. De quel droit peux-tu attaquer la vie pure du continuateur du Christ Jésus ?
Il posait cette question sur un ton profondément ému, la voix saisie de larmes. Paul et Pierre étaient ses meilleurs et ses plus chers amis.
Loin de se sentir impressionné par cette question, l'orateur a répondu avec la même franchise :
Oui, nous avons un droit : - celui de vivre avec la vérité, d'abominer l'hypocrisie, et, ce qui est plus sacré -de sauver le nom de Simon des luttes pharisiennes dont je connais les détours, et qui sont le baromètre obscure dont j'ai pu sortir pour trouver les clartés de l'Évangile de la rédemption.
La conférence de l'ex-rabbin se poursuivit rude et franche. De temps en temps, Barnabe faisait un aparté, rendant la controverse plus libre.
Néanmoins, pendant tout le cours de la discussion, la figure de Pierre était la plus impressionnante par l'auguste sérénité de son visage tranquille.
En ces cours instants, l'apôtre galiléen a considéré la sublimité de sa tâche dans le cadre de la bataille spirituelle pour les victoires de l'Évangile. D'un côté se trouvait Jacques qui accomplissait une grande mission avec le judaïsme, de ses attitudes conservatrices surgissaient d'heureux incidents qui aidaient à la manutention de l'église de Jérusalem qui s'érigeait comme un point initial à la christianisation du monde ; de l'autre, il y avait la puissante figure de Paul, l'ami courageux des gentils qui œuvrait à l'exécution d'une tâche sublime, de ses actes héroïques découlait un torrent d'illumination pour les peuples idolâtres. Quel était le plus grand à ses yeux de compagnon qui avait coexisté avec le Maître, de qui il avait reçu les leçons les plus élevées ? En cette heure, l'ex-pêcheur a supplié Jésus de lui accorder l'inspiration nécessaire pour le fidèle respect de ses devoirs. Il ressentit l'épine de sa mission enfoncée en pleine poitrine, incapable de se justifier par la seule intention de ses actes sans provoquer un plus grand scandale pour l'institution chrétienne qui naissait à peine au monde. Les yeux humides, tandis que Paul et Barnabe se débattaient, il eut l'impression de revoir le Seigneur, le Jour du Calvaire. Personne ne l'avait compris. Pas même ses disciples aimés. Ensuite, il lui a semblé le voir expirant sur la croix du martyre. Une force occulte l'amenait à réfléchir à la poutre avec attention. La croix du Christ lui semblait, maintenant, un symbole de parfait équilibre. Une ligne horizontale et une ligne verticale, Juxtaposées, formaient des figures absolument droites. Oui, l'instrument du supplice lui envoyait un message silencieux. Il fallait être juste, sans partialité ou fausse inclination, le Maître les aimait tous, indistinctement. Il avait réparti les biens éternels entre toutes les créatures. A son regard compatissant et magnanime, les gentils et les juifs étaient des frères. Il éprouvait, maintenant, une singulière acuité pour examiner consciencieusement les circonstances. Il devait aimer Jacques pour ses soins généreux envers les Israélites, tout comme Paul de Tarse par son dévouement extraordinaire pour tous ceux qui ne connaissaient pas le concept du Dieu juste.
L'ex-pêcheur de Capharnaum remarqua que l'assemblée dans sa majorité lui adressait de curieux regards. Les compagnons de Jérusalem laissaient percevoir leur colère profonde à l'extrême pâleur de leur visage. Tous semblaient le convoquer au débat. Barnabe avait les yeux rouges de pleurs et Paul semblait de plus en plus franc, réprimandant l'hypocrisie avec sa logique foudroyante. L'apôtre préférerait le silence, afin de ne pas déranger la foi brûlante de ceux qui se rassemblaient dans l'église sous la lumière de l'Évangile, il mesura l'extension de sa responsabilité en cette minute inoubliable. S'irriter serait nier les valeurs du Christ et perdre ses œuvres ; s'incliner pour Jacques serait faire preuve de partialité ; donner entièrement raison aux arguments de Paul ne serait pas juste. Il repassa dans son esprit les enseignements du Maître et se souvint de l'inoubliable jugement : - que celui qui désire être le plus grand, soit le serviteur de tous. Cette règle lui apporta une immense consolation et une grande force spirituelle.