Ce rythme de travail fécond durait déjà depuis plus de deux ans quand survint un événement qui eut de vastes répercussions parmi les Éphésiens.
La ville vouait un culte très spécial à la déesse Diane. De minuscules statues, des images fragmentaires de la divinité mythologique, des décorations étaient partout présentes dans la vie de tous les jours chez ces populations. Toutefois, les prédications de Paul avaient modifié les préférences du peuple. L'acquisition des images de la déesse n'intéressait plus que quelques-uns. Ce culte qui était très lucratif pour les commerces de l'époque était largement dirigé par un artisan du nom de Déméter. Une protestation véhémente s'initia alors devant les autorités compétentes.
Les victimes alléguaient que la campagne de l'apôtre annihilait les plus belles traditions populaires de la ville notable et florissante. Le culte à Diane venait de leurs ancêtres et méritait un plus grand respect ; en outre, toute une classe d'hommes valides se retrouvait sans travail.
Déméter s'activa. Les artisans se réunirent et payèrent des agitateurs. Ils savaient que Paul parlerait au théâtre dans la soirée du lendemain. Payés par les artisans, les malfaiteurs se mirent à répandre des rumeurs chez les plus crédules. Ils insinuaient que l'ex-rabbin se préparait à investir le temple de Diane afin de brûler les objets du culte. Ils ajoutaient que la bande iconoclaste sortirait du théâtre pour exécuter son sinistre projet. Les esprits se sont irrités. Le plan de Déméter touchait profondément l'imagination des plus simples. La nuit venue, une grande masse populaire s'est postée sur la vaste place dans une attitude d'expectative. La nuit était presque tombée et la foule grandissait toujours. À l'allumage des premières lumières dans le théâtre, les artisans croyaient que l'apôtre s'y trouvait. Avec des imprécations et des gestes menaçants, la foule a avancé lançant des cris furieux mais il n'y avait que Gaïus et Aristarque, des frères venus de Macédoine qui se trouvaient là pour préparer l'ambiance des prédications de la nuit. Tous deux furent arrêtés par les fanatiques. Vérifiant l'absence de l'ex-rabbin, la masse inconsciente s'est acheminée vers la tente d'Aquiles et de Prisca. Mais Paul n'était pas là non plus. Le modeste atelier du couple chrétien fut totalement détruit. Les métiers à tisser furent cassés, des pièces de cuir furent jetées furieusement à la rue. Finalement, le couple fut fait prisonnier, sous les huées impitoyables de la foule exacerbée.
La nouvelle se répandit extrêmement rapidement. La colonne révolutionnaire rassemblait des partisans dans toutes les rues, étant donné son caractère festif. En vain, des soldats ont accouru pour contenir la foule. Les plus grands efforts étaient inutiles. De temps en temps, Déméter apparaissait à une tribune improvisée et s'adressait au peuple empoisonnant les esprits.
Se trouvant chez un ami, Paul de Tarse fut informé des faits graves qui se déroulaient. Sa première impulsion fut d'aller immédiatement à la rencontre des compagnons capturés pour les libérer, mais les frères l'empêchèrent de sortir. Cette pénible nuit resterait gravée dans sa mémoire. Au loin, il entendait crier : - « Grande est la Diane d'Éphèse ! Grande est la Diane d'Éphèse ! » Mais l'apôtre, empêché de force par ses compagnons, dut renoncer à éclairer la masse populaire sur la voie publique.
Ce n'est que très tard dans la nuit que le notable de la ville réussit à parler au peuple, l'incitant à porter sa requête en jugement et à abandonner cette folle intention de faire justice de ses propres mains.
Peu avant minuit, l'assemblée s'est dispersée mais Paul ne répondit à la volonté des autorités qu'après avoir vu Gaïus, Aristarque et le couple de tisserands retenus dans un cachot.
Le lendemain, en compagnie de Jean, le généreux apôtre des gentils alla constater les dommages subis par la tente d'Aquiles. Tout était éparpillé en miettes sur la voie publique. Avec une immense peine Paul pensa à ses amis emprisonnés et dit au fils de Zébédée, les yeux pleins de larmes.
Comme tout cela m'attriste ! Dès les premières heures de ma conversion en Jésus, Aquiles et Prisca ont été mes compagnons de lutte. C'est moi qui devrais souffrir pour eux, pour tout l'amour que je leur dois ; aussi, je ne trouve pas raisonnable qu'ils souffrent à cause de moi.
La cause est du Christ ! - a répondu Jean avec justesse.
L'ex-rabbin a semblé se résigner à ce commentaire et a acquiescé :
Oui, le Maître nous consolera.
Et après avoir longuement réfléchi, il a murmuré :
Nous vivons des luttes incessantes en Asie depuis plus de vingt ans... Maintenant, je dois me retirer sans plus tarder de l'Ionie. Les coups sont venus de tous les côtés. Pour le bien que nous leur voulons, ils nous font tout le mal qu'ils peuvent. Pauvres de nous si nous n'apportions pas les marques du Christ Jésus !
Le valeureux prédicateur, si courageux et si résistant en pleurait ! Jean qui contemplait ses cheveux prématurément blancs s'en aperçut et voulut changer de sujet :
Ne t'en va pas pour l'instant - a-t-il dit sur un ton suppliant -, tu es encore utile ici.
Impossible - a-t-il répondu avec tristesse -, l'agitation des feintes continuera. Tous les frères paieraient cher ma compagnie.
Mais tu ne prétends pas écrire l'Évangile d'après les souvenirs de Marie ? - a demandé doucement le fils de Zébédée.
C'est vrai - a confirmé l'ex-rabbin avec une sérénité amère -, néanmoins, il faut partir. Si je ne reviens plus, j'enverrai un compagnon pour recueillir les annotations requises.
Mais tu pourrais rester avec nous.
Le tisserand de Tarse a regardé son compagnon avec tranquillité et humblement lui expliqua :
Peut-être te trompes-tu. Je suis né pour une lutte sans trêve qui devra prévaloir jusqu'à la fin de mes jours. Avant de rencontrer la lumière de l'Évangile, j'ai agi criminellement bien que porté par le désir sincère de servir Dieu. Très tôt, j'ai échoué dans l'espoir de fonder un foyer. J'étais haï de tous jusqu'à ce que le Seigneur ait pitié de ma misérable situation, m'appelant aux portes de Damas. Alors, s'est établi un abîme entre mon âme et mon passé. Abandonné de mes amis d'enfance, j'ai dû partir dans le désert et recommencer ma vie. De la tribune du Sanhédrin, je suis retourné au métier à tisser lourd et rustique. Quand je suis revenu à Jérusalem, le judaïsme me disait malade et me prenait pour un menteur. À Tarse, j'ai vécu l'abandon de mes parents les plus chers. Ensuite, j'ai recommencé à Antioche la tâche qui me conduisait au service de Dieu. Dès lors, j'ai travaillé sans relâche car de nombreux siècles de service ne suffiraient pas pour payer tout ce que je dois au christianisme. Et je suis parti pour prêcher. J'ai parcouru quantité de villes, j'ai visité des centaines de villages, mais de nulle part je ne suis parti sans passer par des luttes amères. Je suis toujours sorti par la porte des prisons sous le coup des lapidations ou celui des fouets. Lors de mes voyages en mer, j'ai fait plusieurs fois naufrage ; pas même dans le gonflement étroit d'un bateau, j'ai pu éviter les combats. Mais Jésus m'a enseigné la sagesse de la paix intérieure en parfaite communion avec son amour.
Ces paroles étaient dites sur un ton d'humilité si sincère que le fils de Zébédée ne réussit pas à cacher son admiration.
Tu es heureux, Paul - a-t-il dit convaincu -, car tu as compris le programme de Jésus te concernant. Ne souffre pas du souvenir des martyres passés car le Maître a été obligé de quitter ce monde sous les tourments de la croix. Réjouissons-nous des emprisonnements et des souffrances. Si le Christ est parti en saignant de blessures si pénibles, nous n'avons pas le droit de l'accompagner sans cicatrices...