L'ex-rabbin fit un geste caractéristique comme quand il était contrarié et répliqua :
Je pensais que le Sanhédrin allait exiger ma mort !...
Jacques a compris combien de répugnance débordait d'un tel commentaire et objecta :
Bien, je sais que cela te répugne, néanmoins, j'insiste pour que tu accèdes à leur requête, non pas pour nous à proprement parlé, mais pour l'église et pour ceux qui à l'avenir auront à nous seconder.
Cela - obtempéra Paul avec un immense désenchantement - n'est d'aucune noblesse. Cette exigence si futile est une ironie profonde et vise à faire de nous des enfants et à être considérés comme tel. Ce n'est pas de la persécution, c'est de l'humiliation ; c'est le désir d'exhiber des hommes conscients comme s'ils étaient des garçons volubiles et ignorants...
Jacques prit alors une attitude chaleureuse que l'ex-rabbin n'avait jamais surprise chez lui, à aucun moment de sa vie, il lui parla avec une extrême tendresse fraternelle, se révélant sous un nouvel angle à son compagnon étonné :
Oui, Paul, je comprends ta juste aversion. Avec cela, le Sanhédrin, prétend narguer nos convictions. Je sais que la torture sur la place publique te ferait moins de mal ; néanmoins, supposerais-tu que cela ne représente pas pour moi une douleur longue de plusieurs années ?... Crois-tu, peut-être, que mes attitudes sont nées d'un fanatisme inconscient et criminel ? Très tôt, dès la première persécution, j'ai compris que la tâche d'harmonisation de l'église avec les juifs se trouvait plus particulièrement entre mes mains. Comme tu le sais, le pharisaïsme a toujours vécu dans une exubérante ostentation d'hypocrisie, mais nous devons aussi convenir que c'est le parti dominant traditionnel de nos autorités religieuses. Depuis le premier jour, j'ai été obligé de parcourir avec les pharisiens de grandes distances pour arriver à maintenir l'église du Christ. Imposture ? Ne le juge pas comme tel. Plusieurs fois le Maître nous a enseigné en Galilée que le meilleur témoignage est de mourir doucement, quotidiennement, pour la victoire de sa cause ; pour cela, il garantissait que Dieu ne désire pas la mort du pécheur car c'est dans l'extinction de nos caprices de chaque jour que nous trouvons l'escalier lumineux pour monter à son amour infini. L'attention que j'ai voué aux juifs est la même que celle que tu consacres aux gentils. À chacun de nous, Jésus a confié une tâche différente dans sa forme, mais identique au fond. Si de nombreuses fois j'ai provoqué de fausses interprétations de par mes attitudes, tout cela désole mon esprit habitué à la simplicité de l'environnement galiléen. À quoi servirait un conflit destructeur quand nous avons des devoirs grandioses à traiter ? Nous devons savoir mourir pour que nos idées se transmettent et fleurissent chez les autres. Les luttes personnelles, au contraire, étiolent les meilleurs espoirs. Créer des séparations et proclamer des préjudices à l'intérieur de l'église du Christ, ne seraient-ce pas exterminer la plante sacrée de l'Évangile de nos propres mains ?
La parole de Jacques résonnait aimantée de bonté et de sagesse et était une réconfortante révélation. Les Galiléens étaient bien plus sages que n'importe lequel des rabbins les plus cultivés de Jérusalem. Lui qui était arrivé au monde religieux grâce à des écoles célèbres, qui avait toujours eu dans sa jeunesse l'inspiration d'un Gamaliel, admirait maintenant ces hommes apparemment frustes, venus des huttes de pêche, qui remportaient à Jérusalem d'inoubliables victoires intellectuelles rien que parce qu'ils savaient se taire au moment opportun, liant leur expérience de vie issue d'une grande bonté et d'une profonde résignation à l'image du divin Maître.
Le converti de Damas entrevit le fils d'Alphée sous un nouvel angle. Ses cheveux grisonnants, son visage pâle et plein de rides parlaient de ses travaux laborieux et incessants. Il percevait maintenant que la vie exige plus de compréhension que de connaissance. Grâce à ses facultés psychologiques, il avait vécu pensant connaître l'apôtre galiléen, mais il se disait que finalement ce n'était qu'à cet instant qu'il appréciait ses véritables qualités.
Puis le compagnon de Simon Pierre marqua une plus longue pause, Paul de Tarse le dévisagea avec une immense affection et lui dit avec émotion :
Je vois que tu as raison, mais l'exigence formulée demande de l'argent. Combien devrais-je payer la sentence ? Loin et coupé du judaïsme, voilà plusieurs années que j'ignore si les cérémonials ont souffert d'altérations appréciables.
Les règles sont les mêmes - a répondu Jacques -, puisque tu seras obligé de te purifier avec eux. Conformément aux traditions, tu débourseras l'achat de quinze moutons, plus les aliments exigés.
C'est absurde ! - objecta l'apôtre des gentils.
Comme tu le sais, l'autorité religieuse exige de chaque naziréen trois animaux pour les services de la consécration.
Dure exigence - a dit Paul irrité.
Néanmoins - a répliqué Jacques avec un sourire -, notre paix vaut bien davantage que cela, de plus, nous ne devons pas compromettre l'avenir du christianisme.
Le converti de Damas reposa son visage sur sa main droite pendant un long moment, laissant percevoir la profondeur de ses réflexions, et finit par dire sur un ton qui trahissait son énorme émotion :
Jacques, comme toi, j'ai atteint aujourd'hui un niveau plus élevé de compréhension de la vie. J'appréhende mieux tes arguments. L'existence humaine est bien une ascension des ténèbres vers la lumière. La jeunesse, la vanité du pouvoir, la centralisation de notre sphère personnelle, causent beaucoup d'illusions qui souillent d'ombres les choses les plus sacrées. Le devoir de me plier aux exigences du judaïsme me revient, conséquence d'une persécution initiée par moi-même en d'autres temps.
Il s'est arrêté, éprouvant de la difficulté à se confesser complètement. Mais prenant une attitude plus humble comme s'il ne trouvait pas d'autre recours, il continua presque timide:
Dans mes luttes, jamais je ne me suis présumé victime, je me suis toujours considéré comme l'antagoniste du mal. Seul Jésus, dans sa pureté et son amour immaculés, pouvait alléguer la condition d'ange victime de notre funeste méchanceté. Quant à moi, même s'ils me lapident et me blessent, je jugerai toujours que c'est très peu par rapport aux souffrances qu'il m'appartient de supporter comme juste témoignage. Mais maintenant, Jacques, je dois te dire qu'un petit obstacle m'inquiète. Comme tu ne l'ignores pas, je n'ai jamais vécu que de mon travail de tisserand et, actuellement, je ne dispose pas d'argent qui puisse pourvoir aux dépenses en perspective... Ce serait la première fois que j'aurais à faire appel à la bourse d'un autre alors que la solution du problème dépend exclusivement de moi...
Ses propos dénonçaient un certain embarras allié à de la tristesse souvent ressentie dans les moments d'humiliation et de malheur. Devant cette expression de résignation, Jacques lui a pris la main dans un mouvement de grande spontanéité et l'a serrée en murmurant :
- Ne t'afflige pas de cela. Nous connaissons à Jérusalem l'extension de tes efforts personnels et il ne serait pas raisonnable que l'église se désintéresse de ces impositions injustifiées... Notre institution paiera toutes les dépenses. C'est déjà beaucoup que tu accepte ce sacrifice.
Pendant longtemps encore, ils ont parlé des problèmes relatifs à la propagande évangélique et, le lendemain, Paul et ses compagnons ont comparu à l'église de Jérusalem où ils furent reçus par Jacques accompagné de tous les anciens juifs sympathisants du Christ et partisans de Moïse réunis pour l'entendre.
La réunion a commencé par un rigoureux cérémonial alors que l'ex-rabbin percevait l'extension des influences pharisiennes dans l'institution qui se destinait à l'ensemencement lumineux du divin Maître. Ses compagnons, habitués à l'indépendance de l'Évangile, ne réussissaient pas à cacher leur étonnement, mais d'un geste significatif, le converti de Damas leur imposa le silence.