Invité à s'expliquer, l'ex-rabbin a lu un long rapport de ses activités auprès des gentils qui fut prononcé avec beaucoup de pondération et une indicible prudence.
Les juifs, qui semblaient définitivement installés dans l'église avaient conservé les vieilles attitudes des maîtres d'Israël. Par la parole de Cainan, ils donnèrent des conseils à l'ex- docteur et émirent des critiques. Ils alléguèrent qu'eux aussi étaient chrétiens mais observaient rigoureusement la Loi Antique. Ils ajoutèrent que Paul ne devrait pas travailler contre la circoncision et qu'il devrait donner plus largement satisfaction de ses actes.
L'ex-rabbin resta silencieux malgré son grand étonnement, et recevait ces objurgations et ces reproches avec une surprenante sérénité.
Finalement, Cainan a fait la proposition à laquelle Jacques s'était rapporté la veille. Afin de satisfaire l'exigence du Sanhédrin, le tisserand de Tarse devait se purifier au Temple avec quatre juifs très pauvres qui avaient fait des vœux de naziréat ; l'apôtre des gentils restait contraint à payer toutes les dépenses.
Les amis de Paul furent encore plus surpris quand ils le virent se lever au beau milieu de l'assemblée partiale et se dire immédiatement prêt à répondre à l'intimation.
Le représentant des anciens a encore prononcé un discours pédant et long sur les règles de la race que Paul écouta avec une patience béatifiante.
De retour chez Mnason, l'ex-rabbin voulut informer ses compagnons des raisons de son attitude. Habitués à respecter ses décisions en toute confiance, ils se sont dispensés de poser des questions peut-être superflues, mais ils désiraient accompagner l'apôtre au Temple de Jérusalem pour assister à son renoncement sincère, et pouvoir en témoigner pour l'avenir de l'évangélisme. Paul souligna l'utilité d'y aller seul, mais Trophime qui restait encore quelques jours à Jérusalem avant de retourner à Antioche, insista et obtint l'accord de l'apôtre.
La comparution de Paul de Tarse au Temple, accompagnant les quatre frères de la race, dans un état misérable de pauvreté pour se purifier et payer les dépenses de leurs vœux, causa une forte Impression dans tous les cercles du pharisaïsme. Des discussions violentes et rudes s'enflammèrent. Dès que le Sanhédrin vit l'ex-rabbin humilié, il prétendit imposer de nouvelles sentences. Les obligations précédentes ne leur suffisaient plus maintenant. Le second jour de la sanctification, le mouvement populaire a grandi au Temple et prit de terribles proportions. Tous voulaient voir le célèbre docteur qui était devenu fou aux portes de Damas par la sorcellerie des Galiléens. Paul observait l'effervescence du scénario autour de sa personnalité et priait Jésus pour que les forces ne lui manquent pas. Le troisième jour, dépourvus d'un autre prétexte pour une plus lourde condamnation, quelques docteurs alléguèrent que Paul avait la hardiesse de se faire accompagner dans des lieux sacrés par un homme d'origine grecque, étranger des traditions Israélites. Trophime était né à Antioche, de parents grecs, il avait vécu plusieurs années à Éphèse ; toutefois malgré le sang qui coulait dans ses veines, il connaissait parfaitement les règles du judaïsme et se comportait dans l'enceinte consacrée au culte avec un indicible respect. Mais les autorités ne voulurent pas prendre en considération de telles particularités. Il fallait à nouveau condamner Paul de Tarse et ils devaient le faire à tout prix.
L'ex-rabbin perçut la ruse qui se profilait et pria le disciple de ne plus l'accompagner au mont Moria où avaient lieu les services religieux. La haine pharisienne, néanmoins, ne cessait de fermenter.
À la veille du dernier jour de la purification judaïque, le converti de Damas comparut aux cérémonies avec la même humilité. Mais dès qu'il fut en position de prier aux côtés de ses compagnons, quelques fanatiques l'ont entouré avec des expressions et des attitudes menaçantes.
Mort au déserteur !... Des pierres à la trahison ! a crié une voix tonitruante agitant l'enceinte.
Paul eut l'impression que ces cris étaient le mot de passe pour de plus grandes violences car immédiatement un vacarme infernal a éclaté. Quelques juifs emportés le saisirent par le col de sa tunique, d'autres lui prirent les bras violemment, le traînant vers un grand patio réservé aux mouvements du grand public.
-Tu paieras ton crime ! ... disaient certains.
Il faut que tu meures ! Israël a honte de ta présence au monde ! - criaient les autres plus furieux.
L'apôtre des gentils ne leur opposa aucune résistance. D'un regard, il a considéré les objectifs profonds à sa venue à Jérusalem et se dit qu'il n'avait pas uniquement été convoqué à l'obligation puérile d'accompagner au Temple quatre frères de race désolés dans leur pauvreté, mais l'heure était venue d'affirmer dans la ville des rabbins la fermeté de ses convictions. Il comprenait maintenant la subtilité des circonstances qui le conduisaient au témoignage. D'abord la réconciliation et la meilleure appréciation d'un compagnon tel que Jacques, obéissant à une décision presque infantile ; ensuite, le grand désir de prouver sa foi et la consécration de son âme à Jésus-Christ. Grandement surpris, sous l'emprise de réminiscences profondes et pénibles, il remarqua que les Israélites exaltés le laissaient à la merci de la foule furieuse, exactement dans le même patio où Etienne avait été lapidé vingt ans plus tôt. Quelques déchaînés le ravirent par la force et l'attachèrent au tronc des supplices. Plongé dans ses souvenirs, le grand apôtre sentait à peine les gifles qu'il recevait. Rapidement, il associa les plus singulières réflexions. À Jérusalem, le Maître divin avait souffert des martyres les plus déplorables ; là même où le généreux Jeziel s'était immolé par amour pour l'Évangile sous les coups et les quolibets de la foule. Il s'est senti alors honteux du supplice infligé au frère d'Abigail, pris de sa propre initiative. Ce n'était que maintenant, attaché au poteau du sacrifice qu'il comprenait l'extension de la souffrance que le fanatisme et l'ignorance causaient au monde. Et il se dit : - Le Maître est le Sauveur des hommes et il a souffert ici pour la rédemption des créatures. Etienne était son disciple, dévoué et aimant, et là aussi il avait ressenti les supplices de la mort. Jésus était le Fils de Dieu, Jeziel était son apôtre. Et lui ? N'était-il pas là son passé à réclamer de douloureuses expiations ? Ne serait-il pas juste de beaucoup souffrir pour tous les martyres qu'il avait infligés aux autres ? Il était normal d'éprouver de la joie dans ces instants amers, non seulement pour prendre la croix et suivre le Maître bien-aimé, mais aussi pour avoir l'occasion de souffrir ce que Jeziel avait ressenti avec une grande amertume.
Ces réflexions lui apportaient un peu de consolation. Sa conscience était plus légère. Il allait enfin donner le témoignage de sa foi à Jérusalem où il s'était trouvé face au frère d'Abigail. Une fois la mort venue, il pourrait s'approcher de son généreux cœur, lui parler avec joie de ses propres sacrifices. Il lui demanderait pardon et exalterait la bonté de Dieu qui l'avait conduit au même endroit pour les justes expiations. En levant ses yeux, il a entrevu la porte d'accès à la petite pièce où il s'était rendu avec sa fiancée bien-aimée et son frère prêt à quitter ce monde à l'agonie extrême. Il lui semblait encore entendre les derniers mots d'Etienne mêlés de bonté et de pardon.
À peine sorti de ces réminiscences que le premier jet de pierres le ramena à la réalité et lui fit entendre le brouhaha du peuple.
Le grand patio était plein d'Israélites redoutables. Des objurgations sarcastiques tranchaient l'air. Le spectacle était le même que le jour où Etienne avait quitté la terre, les mêmes injures, les mêmes expressions sarcastiques sur les visages des tortionnaires, la même froideur implacable des bourreaux du fanatisme. Paul, lui-même, ne cachait pas sa stupéfaction en remarquant ces singulières coïncidences. Les premières pierres ont touché sa poitrine et ses bras, le blessant avec violence.