Ce que tu me racontes est presque invraisemblable ; de toute manière dans de telles circonstances, il m'est impossible de vous accueillir ici. Depuis avant-hier, ma maison est pleine d'amis importants dernièrement arrives de Citium11 pour une grande réunion dans la synagogue, samedi prochain. À mon avis, je pense que Saûl esl inopinément indisposé et je ne veux pas l'exposer à des jugements et des commentaires déplaisants.
Note de l'Éditeur - Citium, ville de l'île de Chypre.
Mais, Seigneur, qu'est-ce que je lui dirai ? - réfuta Jacob hésitant.
Dis-lui que je ne suis pas chez moi.
Néanmoins... je me trouve seul avec lui, il est si malade et si affligé, et comme vous le voyez, la nuit est orageuse...
Sadoc réfléchit un instant et ajouta :
Ce ne sera pas difficile d'y remédier. Au prochain coin de rue vous trouverez la « rue Droite » et, après avoir fait quelques pas, vous trouverez l'auberge de Judas qui a toujours des chambres disponibles. Plus tard, je m'y rendrai pour avoir de vos nouvelles.
En entendant de telles paroles qui ressemblaient davantage à un ordre qu'à une réponse à un appel venant d'un ami, Jacob l'a salué surpris et accablé.
Seigneur - a-t-il dit au rabbin, retournant au portail d'entrée -, malheureusement votre ami Sadoc ne se trouve pas chez lui.
Il n'est pas là ? - s'est exclamé Saûl étonné - mais d'ici j'ai pu entendre sa voix, bien que ne distinguant pas ce qu'il disait. Serait-ce possible que j'entende mal aussi maintenant ?
Devant ce commentaire si sincère et si expressif, Jacob ne réussit pas à dissimuler la vérité et il raconta au rabbin l'accueil qu'il avait reçu, l'attitude froide et réservée de Sadoc.
Suivant les pas de son guide, Saûl avait tout entendu, muet, séchant une larme. Il ne comptait pas sur une telle réception de la part d'un collègue qu'il avait toujours considéré digne et loyal en toutes circonstances. Sa réaction le choquait. Il était naturel que Sadoc craigne qu'il ait changé de façon de penser, mais il n'était pas juste d'abandonner un ami malade face aux intempéries de la nuit. Néanmoins, ressassant les peines qui commençaient à remplir son cœur, il s'est soudainement souvenu de la vision de Jésus et se dit qu'effectivement il avait vécu des expériences que l'autre n'avait pu connaître, et finit par conclure que peut-être il en aurait fait de même si les rôles avaient été inversés.
Pour clore l'histoire de son compagnon, il fit le commentaire suivant résigné :
Sadoc a raison. Je n'aurai pas dû le déranger avec de tels incidents quand il a à sa table des amis éminents de la vie publique. D'ailleurs, je suis aveugle... Je serais un fardeau et non un hôte.
Ces considérations ont ému son compagnon qui laissait maintenant percevoir au jeune rabbin ses propres craintes. Dans les paroles de Jacob, Saûl entrevoyait une vague expression d'inquiétude injustifiée. Le comportement de Sadoc avait peut-être augmenté sa méfiance. Ses impressions étaient réticentes, hésitantes. Il semblait intimidé comme s'il pressentait sa tranquillité menacée. En quelques mots, il craignait qu'on l'accuse d'être porteur des signes du « Chemin ». Avec un grand sens de la psychologie, le jeune tarsien comprenait tout. Il était vrai que lui, Saûl, représentait le chef suprême de la campagne destructrice, mais dorénavant, il consacrerait sa vie à Jésus, compromettant ainsi tous ceux qui s'approcheraient de lui que ce soit de près ou de loin. Sa transformation provoquerait beaucoup de protestations dans le milieu pharisien. Il pressentait dans les indécisions de son guide la crainte d'être accusé de quelque sortilège ou de sorcellerie.
Et effectivement, après s'être confortablement installés dans la modeste auberge de Judas, son compagnon lui dit inquiet :
Maître, il me coûte d'alléguer mes besoins, mais mes projets m'obligent à retourner à Jérusalem où m'attendent mes deux enfants pour que nous nous installions en Césarée.
Parfaitement - a répondu Saûl, en respectant ses scrupules -, tu pourras partir à
l'aube.
Cette voix qui avant était agressive et autoritaire était maintenant compatissante et douce, touchant le cœur du serviteur dans ses fibres les plus sensibles.
Néanmoins, Seigneur, j'hésite - a dit le vieil homme déjà pris de remords -, vous êtes aveugle, vous avez besoin d'aide pour retrouver la vue et je suis sincèrement peiné de vous laisser à l'abandon.
Ne t'inquiète pas pour moi - s'exclama le docteur de la Loi résigné - ; qui te dit que je serai abandonné ? Je suis convaincu que mes yeux seront très bientôt guéris. D'ailleurs - continua Saûl comme s'il se consolait lui-même -, Jésus m'a dit d'entrer dans la ville pour savoir ce que je devrai faire. Donc, il ne me laissera pas sans le savoir.
Tout en disant cela, il ne put voir l'expression d'apitoiement avec laquelle Jacob le dévisageait, déconcerté et oppressé.
Cependant, malgré la peine que lui causait son chef dans un tel état, se souvenant des punitions infligées aux partisans du Christ à Jérusalem, il ne réussit pas à vaincre ses craintes profondes et partit aux premières lueurs du jour.
Saûl était seul maintenant. Dans son épais voile d'ombres, il pouvait se livrer à ses méditations profondes et tristes.
Sa bourse pleine et généreuse lui assura la sollicitude de l'aubergiste, qui, de temps en temps, venait voir s'il n'avait besoin de rien, mais ce fut en vain que l'hôte fut invité à des repas et à des divertissements car rien ne le tirait de sa solitude taciturne.
Ces trois jours à Damas furent l'occasion d'une rigoureuse discipline spirituelle. Sa personnalité dynamique avait fait une trêve dans ses activités mondaines pour examiner ses erreurs du passé, les difficultés du présent et les réalisations à venir. Il devait s'ajuster à son inévitable réforme intérieure. Dans l'angoisse de son esprit, il se sentait, en fait, abandonné de tous ses amis. L'attitude de Sadoc était typique et vaudrait pour tous ses coreligionnaires qui n'accepteraient jamais son adhésion aux nouveaux idéaux. Personne ne croirait en l'ascendant de sa conversion inattendue ; néanmoins, il devait combattre tous les sceptiques puisque Jésus, pour parler à son cœur, avait choisi l'heure la plus claire et la plus lumineuse du jour, dans un lieu désert et étendu avec pour seul compagnie trois hommes beaucoup moins cultivés que lui, et pour autant Incapables de comprendre quoi que ce soit à sa pauvreté mentale. Dans le cadre des valeurs humaines, il ressentait l'insupportable angoisse de ceux qui se trouvent complètement abandonnés, mais dans le tourbillon de ses souvenirs, il pouvait sentir l'ombre d'Etienne et d'Abigail qui lui transmettaient des sentiments consolateurs. Maintenant il comprenait ce Christ qui était surtout venu au monde pour les malheureux et les affligés.
Avant, il se rebellait contre le Messie nazaréen chez qui 11 soupçonnait par son action comme une volupté incompréhensible dans la souffrance ; mais maintenant, il arrivait mieux à comprendre, tirant de sa propre expérience les déductions les plus salutaires. Malgré ses titres du Sanhédrin, ses responsabilités publiques et sa réputation qui faisaient qu'il était admiré de toute part, qui était-il si ce n'est un nécessiteux de la protection divine ? Les conventions mondaines et les préjugés religieux lui avaient apporté une tranquillité apparente, mais l'intervention de la douleur imprévisible avait suffi pour qu'il prenne conscience de ses immenses besoins. Profondément concentré dans la cécité qui l'enveloppait, il a prié avec ferveur, il a fait appel à Dieu pour qu'il ne le laisse pas sans aide, et a demandé à Jésus d'éclairer son esprit tourmenté par des idées d'angoisse et d'abandon.