Ses yeux suppliants révélaient les angoisses tourmentées qui peuplaient son âme, il fit alors sa requête en s'exclamant :
Maître aimé, vous avez toujours entrevu les solutions du bien, où mon imperfection ne percevait que des ombres amères !... Soutenez mon cœur plongé dans de pénibles cauchemars.
J'ai besoin de servir celui qui a daigné m'arracher des ténèbres du mal, je ne peux dispenser votre aide à cette heure difficile de ma vie !...
Ces mots furent prononcés avec une inflexion profondément émouvante. De ses yeux fermes, bien qu'illuminés d'une intense tendresse, le généreux vieillard lui caressait les mains et se mit à lui parler avec émotion :
Voyons tes doutes plus particulièrement afin de trouver une solution appropriée à tous tes problèmes, à la lumière des enseignements qui aujourd'hui nous illuminent.
Et après une pause pendant laquelle il semblait organiser ses idées, il continua :
Tu parles du dédain ressenti à la Synagogue de Damas ; mais les exemples sont clairs et convaincants. Moi aussi, actuellement, je suis considéré comme un fou pacifique au milieu des miens. À Jérusalem, tu as vu Simon Pierre vilipendé pour aimer les pauvres de Dieu et pour les recueillir ; tu as vu Etienne mourir sous les lapidations et quoi d'autre ? Le Christ lui-même, rédempteur des hommes, n'a-t-il pas été soumis aux martyres d'une croix infamante parmi des malfaiteurs condamnés par la justice du monde. La leçon du Maître est bien trop grande pour que ses disciples espèrent quelque chose des pouvoirs politiques ou des hautes institutions financières, en son nom. Si lui qui était pur et inimitable par excellence, a marché dans la souffrance et l'incompréhension en ce monde, il n'est pas juste que nous attendions le repos et une vie facile dans notre misérable condition de pécheurs.
Le jeune tarsien écoutait ces paroles à la fois douces et énergiques, l'âme blessée quant aux persécutions infligées à Pierre et aux souvenirs d'Etienne, même si son vieil ami avait la délicatesse de ne pas se rapporter nominalement au bourreau.
Concernant les difficultés que tu dis ressentir après les exploits de Damas - continua Gamaliel calmement -, rien n'est plus juste et plus naturel à mes yeux aguerris aux tourments du monde. Nos grands-pères, avant de recevoir la manne du ciel, ont traversé des temps pénétrés de misère, d'esclavage et de souffrance. Sans les angoisses du désert, Moïse n'aurait jamais trouvé dans la roche stérile la source d'eau vive. Et peut-être n'as-tu pas non plus médité plus longuement sur les révélations de la Terre promise. Quelle est donc cette région si, gardant à l'esprit la plus large compréhension de Dieu, nous découvrons de toute part en ce monde les bienfaits de sa protection ? Il y a des dattiers garnis et abondants qui poussent sur le sable ardent. Ces arbres généreux ne transforment-ils pas le désert lui-même en des chemins bénis, pleins du pain divin pour tuer notre faim ? Dans mes réflexions solitaires, j'en suis arrivé à la conclusion que la terre promise par les divines révélations est l'Évangile du Christ Jésus. Et la méditation nous suggère des comparaisons plus profondes. Quand nos aïeuls les plus courageux œuvraient à la conquête des régions privilégiées, nombreux étaient ceux qui essayaient de décourager les plus obstinés, leur assurant que la terre était inhospitalière, que l'air y était malsain et porteur de fièvres mortelles, que les habitants étaient intraitables et dévoraient la chair humaine. Mais Josué et Caleb, dans un effort héroïque, ont pénétré la terre méconnue, ils ont triomphé des premiers obstacles et ils en sont revenus en disant que dans cette région coulaient le lait et le miel. N'avons-nous pas là un symbole parfait? La révélation divine doit se rapporter à une région bénie, dont le climat spirituel est fait de paix et de lumière. Nous adapter à l'Évangile c'est découvrir un autre pays, dont la grandeur se perd dans l'infini de l'âme. À nos côtés restent ceux qui font tout pour nous décourager dans notre entreprise de conquête. Ils accusent la leçon du Christ de criminelle et de révolutionnaire, voient dans son exemple des intentions de désorganisation et de mort ; ils qualifient un apôtre comme Simon Pierre de pécheur présomptueux et d'ignorant. Mais en pensant à cette admirable sérénité avec laquelle Etienne a livré son âme à Dieu, j'ai vu en lui la figure d'un compagnon courageux et digne qui revenait des leçons du « Chemin » pour nous affirmer que sur la Terre de l'Évangile, il y a des sources riches du lait de la sagesse et du miel de l'amour divin. Il faut donc marcher sans repos et sans compter les obstacles du voyage. Cherchez la demeure infinie qui séduit notre cœur.
Gamaliel marqua une pause à ses propos amicaux et hautement réconfortants. Saûl était admiratif. Ces comparaisons si simples, ces déductions précieuses de l'étude de l'Ancienne Loi concernant Jésus, le laissaient perplexe. La sagesse de l'ancien régénérait ses forces.
Tu dis être déconcerté - continua le vénérable ami tandis que le jeune homme le fixait avec un intérêt croissant - face au changement de profession et au manque d'argent pour répondre aux besoins les plus immédiats... Néanmoins, Saûl, il suffit de méditer un peu à la réalité des faits pour y voir plus clairement. Un vieil homme, comme moi, se trouve dans la situation de Moïse contemplant la terre promise sans pouvoir l'atteindre. Mais toi, il faut reconnaître que tu es encore très jeune. Tu peux multiplier tes énergies en exerçant tes forces et pénétrer le terrain des aspirations du Sauveur. Pour cela, il faut te simplifier la vie, recommencer la lutte. Josué n'aurait pu vaincre les obstacles du chemin rien qu'à la lecture des textes sacrés ou grâce aux faveurs de ceux qui l'estimaient. Tranquillement, il a manipulé de rudes outils, il a aplani des routes là où il y avait des abîmes et cela au prix d'efforts surhumains.
Et que me conseillez-vous en ce sens ? - a interrogé le jeune homme avec une profonde attention tandis que le vieux maître faisait une longue pause.
Je veux dire que je connais ton père, ainsi que sa condition privilégiée. Naturellement, pour te manifester son affection, il ne refuserait pas de te venir en aide, attendu l'urgence de ta situation. Mais ton père est humain et demain il peut être appelé à la vie spirituelle. Son soutien donc te serait précieux, mais ne cesserait pas pour autant d'être précaire, si tu ne coopères pas de tes propres efforts à résoudre tes problèmes. Et tu vis une phase où tout travail énergique est indispensable. Maintenant que la question familiale est examinée, voyons ta condition professionnelle. Tu as jusqu'à présent été rabbin de la Loi, soucieux des erreurs d'autrui, des discussions relevant de la casuistique, du prestige entre docteurs ; tu gagnais ton argent en surveillant les autres, mais Dieu t'a incité à analyser tes propres égarements, comme pour moi. La terre promise se dessine à nos yeux. Il faut vaincre les obstacles et avancer. Comme docteur de la Loi, cela ne te sera plus possible. Alors il faut recommencer la tâche comme l'homme qui cherchait inutilement de l'or là où il n'y en avait pas. Le problème est le travail, l'effort personnel.
Le jeune homme de Tarse a attardé son regard humide d'émotion sur le vieil homme généreux et s'exclama :
Oui, maintenant je comprends...
Qu'as-tu appris dans ta jeunesse avant ta position conquise ? - a demandé l'ancien
avisé.
Conformément aux coutumes de notre race, mon père m'a ordonné d'apprendre le métier de tisserand, comme vous le savez.
Tu ne pouvais recevoir des mains paternelles un cadeau plus généreux - a ajouté Gamaliel avec un sourire calme - ; ton père a été prévoyant comme tous les chefs de famille du peuple de Dieu en cherchant à éduquer tes mains au travail, avant que ton cerveau ne se remplisse de trop d'idées. Il est écrit que nous devons manger le pain à la sueur de notre front, le travail est l'œuvre sacrée de la vie.