Il marqua une pause comme pour réfléchir plus avant, puis le vieux mentor de sa jeunesse pharisienne dit à nouveau :
Si tu as été un humble tisserand avant de conquérir les titres honorifiques de Jérusalem... Maintenant que tu veux servir le Messie dans la Jérusalem de l'humanité, il est bon que tu redeviennes un modeste tisserand. Les tâches effacées sont de grands maîtres pour l'esprit de soumission. Ne te sens pas humilié en retournant au métier à tisser qui nous apparaît actuellement comme un ami généreux. Tu es sans argent, sans ressources matérielles... À première vue, si l'on considère ta situation de distinction, il serait juste de faire appel à des parents ou à des amis. Mais tu n'es ni malade, ni vieux. Tu as la santé et la force. Ne serait-il pas plus noble de t'en servir pour t'aider toi-même ? Tout travail honnête est cautionné par la bénédiction de Dieu. Être tisserand, après avoir été rabbin, est pour moi plus honorable que de se reposer sur les titres illusoires conquis dans un monde où la majorité des hommes ignore le bien et la vérité.
Saûl comprit la grandeur de ses idées et lui prenant la main, il l'a baisée avec un profond respect en murmurant :
Je n'attendais rien d'autre de votre part que cette franchise et cette sincérité qui illuminent mon esprit. J'apprendrai à nouveau le chemin de la vie, je retrouverai dans le bruit du métier à tisser les douces et amicales stimulations du travail sanctifié. Je cohabiterai avec les plus désertés de la chance, je pénétrerai plus intimement dans leurs douleurs quotidiennes ; en contact avec les afflictions d'autrui je saurai dominer mes propres impulsions inférieures en devenant plus patient et plus humain !...
Pris d'une grande joie, le savant vieillard lui caressa les cheveux et s'exclama ému :
Dieu bénira tes espoirs !...
Pendant un long moment ils restèrent en silence comme désireux de prolonger indéfiniment cet instant glorieux de compréhension et d'harmonie.
Démontrant dans son regard toutes ses inquiétudes, appréhensif, Saûl brisa le silence en disant :
Je prétends reprendre le métier de ma jeunesse, mais je suis sans argent pour le voyage. Si c'était possible, j'exercerais cette profession ici même, à Palmyre...
Il parlait avec hésitation, laissant percevoir à son vénérable ami la honte éprouvée à lui faire cette confession.
Et comment donc ? - reconnut Gamaliel avec sollicitude - les difficultés qui se présentent à toi ne sont pas des moindres. Néanmoins, je ne considère pas les questions d'argent comme un obstacle car nous pourrions en obtenir suffisamment pour les dépenses les plus urgentes. Je me rapporte simplement aux dangers de la situation que tu as vécus. Je pense qu'il est juste que tu retournes à Jérusalem ou à Tarse, pleinement intégré de tes nouveaux devoirs. Toute plante est fragile quand elle commence à grandir. Les intrigues du pharisaïsme, la fausse science des docteurs, les vanités familières pourraient étouffer la semence glorieuse que Jésus a déposée dans ton cœur ardent. Le fruit le plus prometteur ne se développera pas si nous le couvrons de débris et de boue. Il est bon que tu retournes au berceau, à nos compagnons et à ta famille comme un arbre luxuriant, honorant le dévouement du Divin Cultivateur.
Mais que faire ? - a réagi Saûl soucieux. L'ancien maître a réfléchi un instant et lui expliqua :
Tu sais que les zones du désert sont de grands marchés pour les articles en cuir. Le transport des marchandises dépend entièrement des tisserands les plus habiles et les plus dévoués. Sachant cela, mon frère a monté plusieurs tentes de travail dans les oasis les plus éloignées pour répondre aux besoins de son commerce. Je parlerai de toi à Ézéquiel. Je ne lui dirai pas que tu es un grand chef de Jérusalem qui prétend s'exiler pendant quelque temps, non pas par crainte de souiller ton nom ou ton origine, mais parce qu'il me semble utile que tu éprouves l'humilité et la solitude sur ton nouveau chemin. Les considérations conventionnelles pourraient te gêner maintenant que tu as besoin d'exterminer l'« homme vieux » qui est en toi à coup de sacrifice et de discipline.
Je comprends et j'obéis dans mon propre intérêt - a murmuré Saûl attentif.
D'ailleurs, Jésus a donné l'exemple de tout cela en restant parmi nous sans que nous ne le percevions.
Le jeune tarsien se mis à méditer à l'élévation des suggestions faites. Il commencerait une nouvelle vie. Il reprendrait le métier à tisser avec humilité. Il se réjouissait à l'idée que son Maître n'avait pas dédaigné, à son tour, la condition du charpentier. Le désert lui fournirait la consolation, le travail, le silence. Il ne gagnerait plus l'argent facile de l'admiration indue, mais les ressources nécessaires à l'existence, tout en augmentant la valeur des obstacles vaincus. Gamaliel avait raison. Il ne serait pas licite de supplier l'aide des hommes quand Dieu lui avait fait la plus grande de toutes les faveurs en illuminant sa conscience pour toujours. Il était vrai qu'à Jérusalem, il avait été un cruel bourreau, mais il avait à peine trente ans. Il chercherait à se réconcilier avec tous ceux qu'il avait offensés par sa rigueur sectaire. Il était jeune, il travaillerait pour Jésus tant qu'il lui resterait des forces.
La parole chaleureuse de l'ancien l'arracha de ses profondes pensées.
Tu as l'Évangile ? - a demandé le vieillard avec intérêt.
Saûl lui montra les fragments qui étaient en sa possession et lui expliqua le travail qui avait eu, à Damas, à copier les manuscrits du généreux prédicateur qui l'avait guéri de sa soudaine cécité. Gamaliel les a examinés avec attention et après s'être concentré dessus pendant un long moment, il a ajouté :
J'ai une copie intégrale des annotations de Lévi, collecteur d'impôts à Capharnaum, qui s'est fait apôtre du Messie - un généreux souvenir me venant de Simon Pierre pour ma pauvre amitié ; aujourd'hui, je n'ai plus besoin de ces parchemins que je considère sacrés. Pour graver dans ma mémoire les leçons du Maître, j'ai cherché à copier pour toujours tous les enseignements et je les ai appris par cœur. Je possède déjà trois exemplaires complets de l'Évangile, sans la coopération d'aucun scribe. De sorte que je considère le cadeau de Pierre comme une relique sanctifiée de notre noble affection que je veux déposer entre tes mains. Tu prendras avec toi les pages écrites dans l'église du « Chemin », comme fidèles accompagnateurs de ta nouvelle tâche.
L'ex-rabbin écoutait ses affectueuses déclarations, pris d'une profonde émotion.
Mais, pourquoi vous défaire d'un souvenir aussi précieux, pour moi ? - a-t-il demandé ému. - L'une des copies faite de vos mains me suffirait !...
Le vieux maître a fixé son regard tranquille dans le paysage alentours et lui dit sur un ton prophétique :
J'arrive au bout de ma carrière, maintenant je dois attendre la mort du corps. Si je dois abandonner le cadeau de Pierre à des personnes qui ne peuvent reconnaître la valeur que nous lui attribuons, il est juste de le livrer à un ami fidèle qui mesure son caractère sacré. De plus, j'ai la conviction que je ne pourrai plus retourner à Jérusalem ; en ce monde, je n'aurai plus l'occasion de parler aux apôtres galiléens de la lumière que le Sauveur a versé dans mon âme. Et Je crains que les adeptes de Jésus ne puissent tout de suite te comprendre quand tu retourneras à la ville sainte. Tu auras, alors, ce souvenir pour te présenter à Pierre en mon nom.
Ce ton prophétique impressionna le jeune homme tarsien qui baissa la tête, les yeux humides.
Après un long intervalle, comme s'il cherchait à reprendre ses idées pleines de sagesse,
Gamaliel continua avec sollicitude :