Dès qu'il entra en convalescence, déjà complètement reconnu par l'affection de Pierre, il lui a demandé des conseils sur les projets qu'il avait à l'esprit, lui demandant d'user de la plus grande franchise pour qu'il puisse affronter la situation, aussi dures qu'en soient les circonstances.
À mon avis - a dit l'apôtre avec modération - il ne me semble pas raisonnable de rester à Jérusalem pour l'instant dans cette période de renouvellement. Pour te parler avec sincérité, il faut considérer ton nouvel état d'âme comme une précieuse plante qui commence à germer. Il faut donner de la liberté au germe divin de la foi. Dans l'hypothèse où tu resterais ici, tu trouverais quotidiennement, d'un côté les prêtres intransigeants en guerre contre ton cœur ; et de l'autre, les personnes incompréhensibles qui parlent de l'extrême difficulté du pardon, bien qu'elles connaissent trop bien les leçons du Maître en ce sens. Tu ne dois pas ignorer que la persécution lancée aux sympathisants du « Chemin » a laissé des traces très profondes dans l'âme populaire. Il n'est pas rare de voir arriver ici des personnes mutilées qui maudissent le mouvement. Cela pour nous, Saûl, est dans un passé qui ne reviendra jamais ; néanmoins, ces créatures ne pourront pas le comprendre ainsi, de si tôt. À Jérusalem tu ne serais pas à ta place. Le germe de tes nouvelles convictions trouverait mille éléments hostiles et peut-être serais-tu à la merci de l'exaspération.
Le jeune homme a entendu ses avertissements rongé d'angoisse, sans protester. L'apôtre avait raison.
Dans toute la ville, il rencontrerait de viles critiques destructrices.
Je retournerai à Tarse... - a-t-il dit avec humilité -, il est possible que mon vieux père comprenne ma situation et aide mes pas. Je sais que Jésus bénira mes efforts. S'il faut recommencer une existence, je recommencerai là d'où Je viens...
Simon l'a dévisagé avec tendresse, admiratif devant cette transformation spirituelle.
Quotidiennement, tous deux reprenaient leurs entretiens amicaux. Le converti de Damas, d'une intelligence fulgurante, révélait une curiosité insatiable concernant la personnalité du Christ, ses moindres faits et ses plus subtiles enseignements. D'autres fois, il demandait à l'ex-pêcheur toutes les informations possibles sur Etienne, se réjouissant aux souvenirs d'Abigail, bien que gardant jalousement les détails de la romance de sa jeunesse. Il fut donc informé des lourds travaux du prédicateur de l'Évangile pendant sa captivité ; de son dévouement à un patricien nommé Serge Paul ; de son évasion dans un état de santé misérable dans le port palestinien ; de son admission dans l'église du « Chemin » comme indigent ; des premières notions de l'Évangile et de sa naturelle illumination en le Christ Jésus. Il était enchanté d'entendre les récits simples et aimants de Pierre qui révélait sa vénération pour le martyr, et qui évitait de le blesser dans sa condition de bourreau repenti.
Dès qu'il put se lever du lit, il alla entendre les prédications dans cette même enceinte où il avait insulté le frère d'Abigail pour la première fois. Les exposants de l'Évangile étaient le plus souvent Pierre et Jacques. Le premier parlait avec une profonde prudence, bien que s'efforçant d'utiliser de merveilleuses expressions symboliques. Le second, toutefois, semblait torturé par l'influence judaïsante. Jacques donnait l'impression à la majorité des auditeurs de réintégrer les règles pharisiennes. Ses sermons fuyaient le courant de liberté et d'amour de Jésus-Christ. Il se révélait prisonnier des conceptions étroites du judaïsme dominant. De longues périodes de ses discours se rapportaient aux chairs impures, aux obligations envers la Loi, aux impératifs de la circoncision. L'assemblée aussi semblait complètement modifiée. L'église ressemblait davantage à une synagogue ordinaire. Des Israélites, dans une attitude solennelle, consultaient des parchemins et des papyrus qui contenaient les prescriptions de Moïse. Saûl chercha, en vain, la figure impressionnante des souffrants et des infirmes qu'il avait vus dans l'enceinte quand il était venu là pour la première fois. Très curieux, il remarqua que Simon Pierre les recevait avec une grande bonté dans une salle contiguë. Il s'est approché davantage et put observer que, tandis que la prédication reproduisait exactement la scène des synagogues, les affligés se réunissaient sans interruption dans l'humble salle de l'ex-pêcheur de Capharnaum. Certains sortaient portant des flacons de remède, pour d'autres, c'était de l'huile et du pain.
Saûl fut impressionné. L'église du « Chemin » semblait bien changée. Il lui manquait quelque chose. L'ambiance générale asphyxiait visiblement toutes les idées du Nazaréen. Il ne trouvait plus en ces lieux la grande vibration de fraternité et d'unification des principes pour l'indépendance spirituelle. Après de longues réflexions, il attribuait tout cela à l'absence d'Etienne. Celui-ci mort, l'effort de l'Évangile libre s'était éteint ; car c'était lui le ferment divin de la rénovation. Ce n'est qu'alors qu'il prit conscience de la grandeur de sa tâche.
II voulut demander la parole, parler comme à Damas, critiquer les erreurs d'interprétation, agiter la poussière qui s'accumulait sur l'idéalisme du Christ immense et sacré, mais il se rappela les pondérations de Pierre et se tut. Il n'était pas Juste, pour l'instant, de réprimander les pratiques d'autrui tant qu'il n'avait pas donné la preuve de sa propre rénovation. S'il se mettait à parler, il pourrait peut-être entendre de justes reproches. En outre, il remarquait que les connaissances du passé qui fréquentaient maintenant l'église du « Chemin », sans abandonner pour autant leurs principes erronés, le regardaient de travers sans cacher leur dédain, le considérant perturbé mentalement. Et c'était dans un suprême effort qu'il retenait son désir de croiser les armes, ici même, pour restaurer la vérité pure.
Après la première réunion, il épia l'occasion de se retrouver seul avec l'ex-pêcheur de Capharnaum pour lui parler des innovations observées.
- La tempête qui s'est abattue sur nous - lui expliqua Pierre généreusement, sans faire allusion à son comportement d'autrefois - m'a incité à de sérieuses méditations. Depuis la première enquête du Sanhédrin dans cette maison, j'ai remarqué que Jacques avait souffert de profondes transformations. Il s'est livré à une vie de grand ascétisme, observant rigoureusement la Loi de Moïse. J'ai beaucoup réfléchi à son changement de comportement, mais d'autre part, je me suis dit qu'il n'était pas mauvais. C'est un compagnon ardent, dévoué et loyal. Je me suis tu pour en conclure plus tard que tout a une raison d'être. Quand les persécutions se firent plus pressantes, l'attitude de Jacques, bien que peu louable quant à la liberté de l'Évangile, a eu son côté bénéfique. Les délégués les plus acharnés ont respecté son dévouement mosaïque et ses amitiés sincères dans le judaïsme nous ont aidés à la manutention du patrimoine du Christ. Jean et moi avons passé des heures angoissantes à considérer ces problèmes. Serions-nous déloyales, falsifierions la vérité ? Anxieusement nous avons supplié l'inspiration du Maître. Avec l'assistance de sa divine lumière, nous sommes arrivés à de judicieuses conclusions. Serait-il juste de faire combattre la vigne encore tendre avec le figuier sauvage ? Si nous cédions à notre impulsion personnelle d'affronter les ennemis de l'indépendance de l'Évangile, nous oublierions fatalement l'œuvre collective. Il n'est pas licite que le timonier, pour témoigner de l'excellence de ses connaissances nautiques, jette le bateau contre les rochers au préjudice de la vie de tous ceux qui lui ont fait confiance. Nous avons ainsi considéré que les difficultés étaient nombreuses et que nous avions besoin, aussi minime qu'ait été notre capacité d'action, de conserver l'arbre de l'Évangile encore tendre pour ceux qui viendraient après nous. D'autant que Jésus nous a enseigné que nous n'arrivons à des objectifs élevés en ce monde qu'en cédant quelque chose de nous-mêmes. Par l'intermédiaire de Jacques, le pharisaïsme accepte de marcher avec nous. Et bien conformément aux enseignements du Maître, nous irons aussi loin que possible. Et je pense vraiment que si Jésus nous a enseigné cela, c'est parce qu'en marchant se présente l'occasion d'enseigner quelque chose et de révéler qui nous sommes.