Tandis que Saûl le dévisageait avec une admiration redoublée par les judicieux concepts évoqués, l'apôtre concluait :
Cela passera ! L'œuvre est du Christ. Si elle était nôtre, elle échouerait certainement, mais nous ne sommes que de simples et imparfaits coopérateurs.
Saûl a gardé cette leçon pour lui et est allé se coucher en réfléchissant. En son for intérieur, Pierre lui semblait bien plus grand maintenant. Cette sérénité, ce pouvoir de compréhension des moindres faits, lui donnaient une idée de sa profonde illumination spirituelle.
Une fois physiquement remis, avant toute décision sur le nouveau chemin à prendre, dans une impulsion naturelle d'attachement, le Jeune tarsien désira revoir à Jérusalem les endroits qui lui suggéraient tant de doux souvenirs. Il a visité le Temple, ressentant au fond de lui le contraste des émotions que lui suscitait maintenant ce lieu. Il n'eut pas envie de pénétrer dans le Sanhédrin, mais il se rendit hâtivement à la Synagogue des Ciliciens où il pensait retrouver des relations nobles et affables d'antan. Néanmoins, même là où se réunissaient les compatriotes résidants à Jérusalem, il fut froidement reçu. Personne ne l'invita au labeur de la parole. À peine quelques connaissances de sa famille lui serrèrent la main sèchement, évitant sa compagnie, de manière ostensible. Les plus ironiques, une fois que furent terminés les services religieux, lui posèrent des questions avec des sourires mesquins. Sa conversion aux portes de Damas était commentée avec des sarcasmes acerbes et désobligeants.
Ne s'agissait-il pas de quelques sortilèges des sorciers du « Chemin » ? - disaient certains. - N'était-ce pas plutôt Déméter qui s'était habillé en Christ et avait fasciné ses yeux malades et fatigués ? - interrogeaient d'autres.
Il perçut les ironies dont il était l'objet. Ils le traitaient comme un fou. C'est alors que sans contenir l'impulsivité de son cœur honnête, il est audacieusement monté sur une estrade et dit avec orgueil :
Frères de Cilicie, vous vous trompez. Je ne suis pas fou. Vous ne cherchez pas à argumenter avec moi parce que je vous connais et je sais mesurer l'hypocrisie pharisienne.
Immédiatement, une lutte se mit en place. De vieux amis vociféraient des injures. Les plus pondérés l'ont entouré comme s'ils le faisaient à un malade et lui ont demandé de se taire. Saûl dût faire un effort héroïque pour contenir son indignation. À grand peine, il réussit à se dominer et s'est retiré. Une fois sur la voie publique, il se sentit assailli par des idées accablantes. Ne serait-il pas mieux de combattre ouvertement, de prêcher la vérité sans considération pour les masques religieux qui remplissaient la ville ? À ses yeux, il était juste de réfléchir à une guerre déclarée aux erreurs des pharisiens. Et si, à l'inverse des pondérations de Pierre, il assumait à Jérusalem la direction d'un mouvement plus vaste en faveur du Nazaréen ? N'avait-il pas eu le courage de poursuivre les disciples quand les docteurs du Sanhédrin étaient tous complaisants ? Pourquoi ne pas assumer maintenant l'attitude de la réparation en dirigeant un mouvement contraire ? Il devait trouver quelques amis pour s'associer à son brûlant effort. À ce geste, il assisterait son frère lui-même dans sa tâche honorable au profit des nécessiteux.
Fasciné par de telles perspectives, il a pénétré dans le célèbre Temple. Il s'est souvenu des jours les plus reculés de son enfance et de sa première jeunesse. Le mouvement populaire de l'enceinte n'éveillait déjà plus en lui l'intérêt d'autrefois. Instinctivement, il s'est approché du lieu où Etienne avait succombé. La pénible scène lui revint en mémoire, détail après détail. Une douloureuse angoisse l'accablait. Il a prié avec ferveur le Christ. Il est entré dans la salle où il était resté seul avec Abigail, à entendre les derniers mots du martyr de l'Évangile. Il comprenait, enfin, la grandeur de cette âme qui l'avait pardonné in extremis. Chaque parole du mourant résonnait maintenant étrangement à ses oreilles. L'élévation d'Etienne le fascinait. Le prédicateur du « Chemin » s'était immolé pour Jésus ! Pourquoi n'en ferait-il pas autant ? Il était juste de rester à Jérusalem, de suivre ses pas héroïques pour que la leçon du Maître soit comprise. Noyé dans les souvenirs de son passé, le Jeune tarsien se plongeait dans de ferventes prières. Il implorait l'inspiration du Christ pour ses nouveaux chemins à parcourir. C'est alors que le converti de Damas, extériorisant ses facultés spirituelles, fruit de laborieuses disciplines, observa qu'une figure lumineuse apparaissait Inopinément à son côté, lui parlant avec une ineffable tendresse :
Quitte Jérusalem, car tes anciens compagnons n'accepteront pas, pour l'instant, ton témoignage !
Sous le pallium de Jésus, Etienne suivait ses pas sur le sentier de l'apostolat malgré la position transcendantale de son assistance invisible. Saûl, naturellement, se dit que c'était le Christ en personne l'auteur de l'affectueux avertissement et, profondément impressionné, il s'est rendu à l'église du « Chemin », informer Simon Pierre de ce qui s'était produit.
Néanmoins - finit-il par dire au généreux apôtre qui l'écoutait admiratif -, je ne dois pas vous cacher que je prévoyais d'agiter l'opinion religieuse de la ville pour défendre la cause du Maître et rétablir la vérité dans sa version intégrale.
Tandis que l'ex-pêcheur écoutait en silence, comme pour renforcer sa réponse, le nouveau disciple continuait :
Etienne ne s'est-il pas livré au sacrifice ? Je sens qu'il nous manque ici un courage égal à celui du martyr qui a succombé aux lapidations de mon ignorance.
Non, Saûl - a répliqué Pierre avec fermeté -, il ne serait pas raisonnable de penser cela. J'ai une plus grande expérience de la vie, bien que je n'aie pas la force de ton intelligence. Il est écrit que le disciple ne pourra pas être plus grand que le maître. Ici même, à Jérusalem, nous avons vu Judas tomber dans une embuscade analogue à celle-ci. En ces jours angoissants du Calvaire où le Seigneur a prouvé l'excellence et la divinité de son amour, nous, dans l'amer témoignage de notre foi exiguë, nous avons condamné notre malheureux compagnon. Quelques-uns de nos frères maintiennent, jusqu'à présent, l'opinion des premiers jours ; mais en contact avec la réalité du monde, j'en suis arrivé à la conclusion que Judas a été plus malheureux que pervers. Il ne croyait pas en la validité des oeuvres sans argent, il n'acceptait pas d'autre pouvoir que celui des princes du monde. Il était toujours soucieux du triomphe immédiat des idées du Christ. Combien de fois, l'avons-nous vu débattre impatient pour la construction du Royaume de Jésus, astreint aux principes politiques du monde. Le Maître souriait et feignait ne pas comprendre les insinuations, Seigneur de son divin programme. Judas, avant l'apostolat, était commerçant. Il était habitué à vendre de la marchandise et à recevoir en échange un paiement immédiat. Dans mes méditations maintenant, je pense qu'il n'a pas pu comprendre l'Évangile d'une autre manière, ignorant que Dieu est un créancier plein de miséricorde qui nous attend tous généreusement, qui ne sommes que de misérables débiteurs. Peut-être aimait-il profondément le Messie, néanmoins, l'empressement lui fit perdre l'occasion sacrée. Rien que par le désir de hâter la victoire, il a produit la tragédie de la croix par son manque de vigilance.
Saûl écoutait atterré ces justes considérations et le bon apôtre continuait :
Dieu est la providence pour tous. Personne n'est oublié. Pour que tu mesures mieux la situation, admettons que tu as été plus chanceux que Judas. Ta victoire personnelle dépendra de tes actes. Supposons que tu aies pu attirer au Maître toute la ville. Et après ? Tu devrais et tu pourrais répondre à tous ceux qui auraient adhéré à ton effort ? La vérité est que tu pourrais attirer, mais jamais convertir. Comme tu ne pourrais t'occuper de tout le monde en particulier, tu finirais exécré de la même manière. Si Jésus, qui peut tout en ce monde sous l'égide du Père, attend avec patience la conversion du monde, pourquoi ne pourrions-nous pas en faire autant à notre tour? La meilleure position dans la vie est celle de l'équilibre. Il n'est pas juste de vouloir en faire ni plus, ni moins que ce que nous devons, d'ailleurs le Maître nous a averti qu'à chaque Jour suffit sa peine.