Votre père vous envoie cet argent en guise de souvenir.
Saûl a ressenti alors au fond de lui la révolte de l'« homme vieux ». Il s'est imaginé invoquer sa propre dignité et rendre ce cadeau humiliant. En procédant de la sorte, il apprendrait à son père qu'il était son fils et non un mendiant. Il lui donnerait une leçon, lui montrerait sa propre valeur, mais il se dit aussi que les rudes épreuves peut-être se faisaient avec le consentement de Jésus, pour que son cœur encore volontaire apprenne la véritable humilité. Il sentit qu'il avait vaincu de nombreux obstacles ; qu'il s'était montré supérieur à Damas et à Jérusalem ; qu'il avait dominé les hostilités du désert ; qu'il avait supporté l'ingratitude des climats et de pénibles fatigues ; mais que le Maître maintenant lui suggérait de lutter contre lui-même pour que l'« homme du monde » cesse d'exister, désirant la naissance du disciple plus énergique, plus aimant et plus tendre. Ce serait, peut-être, la plus grande de toutes les batailles. Il l'a ainsi brusquement compris et cherchant à se vaincre lui même, il a pris la bourse avec un sourire résigné, l'a gardée humblement entre les plis de sa tunique, a salué le serviteur avec des expressions de remerciement et a dit en s'efforçant de manifester de la joie :
- Synésius, avise mon père de la satisfaction qu'il m'a procurée avec son affectueuse offre et dis lui que je prie Dieu de l'aider.
Suivant le cours incertain de sa nouvelle situation, il reconnut dans l'attitude paternelle le réflexe de» anciennes traditions du judaïsme. En tant que père, Isaac ne voulait pas paraître ingrat et inflexible, cherchant A le soutenir ; mais comme pharisien jamais il ne supporterai! la rénovation de ses idées.
Avec un air indifférent, il a pris un léger repas dans une modeste auberge. Néanmoins, il ne réussissait pas à supporter l'agitation des rues. Il avait soif de méditation et de silence. Il avait besoin d'entendre sa conscience et son cœur avant de décider de la nouvelle tournure qu'allait prendre sa vie. Il chercha à s'éloigner de la ville. En tant qu'ermite anonyme, il se dirigea vers la campagne en friche. Après avoir beaucoup marché au hasard, il réussit à atteindre la banlieue du Taurus. Le cortège des ombres tristes de l'après-midi commençait. Épuisé de fatigue, il s'est reposé près d'une des innombrables cavernes abandonnées. Au loin, Tarse reposait entre les bois. Les brises vespérales vibraient dans l'air, sans déranger la placidité des choses. Plongé dans la quiétude de la nature, Saùl est mentalement retourné au jour de sa transformation radicale. Il s'est souvenu de l'abandon vécu dans la pension de Judas, de l'indifférence de Sadoc pour son amitié, de la première réunion de Damas, où il avait supporté tant de huées, d'ironies et de sarcasmes. Il était parti pour Palmyre, avide d'y trouver l'assistance de Gamaliel afin de pénétrer la cause du Christ, mais le noble maître lui avait conseillé l'isolement dans le désert. Il s'est rappelé des dures difficultés du métier à tisser et le manque de moyens de toute sorte dans l'oasis solitaire. En ces jours silencieux et longs, jamais il n'avait pu oublier sa fiancée décédée, luttant pour s'élever spirituellement au-dessus des rêves déchus. Alors qu'il étudiait l'Évangile, au fond de lui-même, il ressentait un singulier remords pour le sacrifice d'Etienne, qui à son avis avait été la pierre tombale de son engagement futur. Ses nuits étaient pleines d'infinies angoisses. Parfois, lors d'effroyables cauchemars, il se voyait à nouveau à Jérusalem, signant des sentences iniques. Les victimes de la grande persécution l'accusaient d'un regard effrayant comme si sa physionomie fût celle d'un monstre. L'espoir en le Christ ranimait son esprit résolu. Après de dures épreuves, il avait quitté la solitude pour retourner à la vie sociale. À nouveau dans Damas, la synagogue le reçut avec des menaces. Ses amis d'antan, avec une profonde ironie, lui lançaient des invectives cruelles. Il lui avait fallu fuir comme un criminel ordinaire en sautant les remparts dans le silence de la nuit. Puis, il était retourné à Jérusalem dans l'espoir de se faire comprendre. Mais, Alexandre, avec son esprit cultivé en qui il espérait trouver une plus grande compréhension, l'avait reçu comme un visionnaire et un menteur. Extrêmement fatigué, il avait frappé à la porte de l'église du «Chemin », mais il fut contraint de s'arrêter dans un relais auberge, en raison des justes soupçons des apôtres de Galilée. Malade et abattu, il s'était retrouvé en présence de Simon Pierre qui lui avait donné des leçons d'une grande prudence et d'une excessive bonté, mais à l'exemple de Gamaliel, il lui avait conseillé le recueillement préalable, de la discrétion, l'apprentissage en somme. En vain, il avait cherché un moyen d'harmoniser les circonstances, de manière à coopérer à l'œuvre de l'Évangile, mais toutes les portes semblaient fermées à ses efforts. Et finalement, il s'était dirigé vers Tarse, soucieux d'y trouver le soutien familial pour recommencer sa vie. L'attitude paternelle n'avait fait qu'aggraver ses désillusions. En le repoussant, son géniteur l'avait jeté dans un abîme. Maintenant il arrivait à comprendre que recommencer une existence n'était pas retourner aux activités de l'ancien nid, mais commencer, du fond de l'âme, l'effort intérieur en se déchargeant du passé dans ses moindres détails, être un autre homme, en un mot.
Il comprenait sa nouvelle situation, mais il ne pouvait empêcher les larmes qui affleuraient abondamment.
Quand il reprit ses esprits, il faisait nuit noire. Le ciel oriental brillait d'étoiles. Des vents doux venant de loin soufflaient, rafraîchissant son front brûlant. Il s'était installé comme il avait pu entre les grosses pierres, sans le courage de s'exempter du silence de la nature amicale. Bien que poursuivant le cours de ses désolantes réflexions, il se sentait plus calme. Il confia au Maître ses âpres préoccupations, demanda le remède de sa miséricorde et chercha à se reposer. Après une ardente prière, il cessa de pleurer, se figurant qu'une force supérieure et invisible apaisait les plaies de son âme oppressée.
Bientôt, dans la douce quiétude de son cerveau endolori, il sentit que le sommeil commençait à l'envelopper. Une sensation très douce de repos lui apportait un grand soulagement. Serait-il en train de dormir ? Il avait l'impression d'avoir pénétré une région de rêves délicieux. Il se sentait agile et heureux. On aurait dit qu'il avait été emporté dans une campagne touchée d'une lumière printanière, libéré et loin de ce monde. Des fleurs brillantes, comme faites de brume colorée, s'ouvraient le long de routes merveilleuses qui parsemaient la région baignée de clartés indéfinissables. Tout lui parlait d'un monde différent. À ses oreilles résonnaient de douces harmonies, donnant l'impression de mélodies jouées au loin par des harpes et des luths divins. Il chercha à identifier le paysage, en définir les contours, enrichir ses observations, mais un sentiment profond de paix le fascinait entièrement. Il devait avoir pénétré dans un royaume merveilleux, car les prodiges spirituels qui se manifestaient à ses yeux dépassaient toute compréhension.13
13 Plus tard dans la 2eme Épître aux Corinthiens (chapitre 12, versets de 2 à 4), Saûl affirmait : - « Je connais un homme en Christ qui fut, il y a quatorze ans ravi jusqu'au troisième ciel (si ce fut dans son corps je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que cet homme fut enlevé au paradis et qu'il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme d'exprimer ». De cette glorieuse expérience l'apôtre des gentils a tiré de nouvelles conclusions sur ses idées remarquables relatives au corps spirituel. - (Note d'Emmanuel)
À peine s'était-il éveillé de cet éblouissement qu'il se sentit captif de nouvelles surprises avec quelqu'un qui avançait légèrement et approchait doucement. Encore quelques instants et il avait Etienne et Abigail devant lui, jeunes et beaux, vêtus d'habits si brillants et si blancs qu'ils ressemblaient davantage à des péplos de neige translucide.