Paul en fut effrayé. Il ne comptait pas sur une telle déclaration. L'expression « je vous aime beaucoup » n'était pas prononcée sur un ton de fraternité pure, mais avec une marque personnelle qui laissa l'apôtre fortement impressionné. Après un moment de réflexion devant cette situation imprévisible, il répondit avec conviction :
Ma fille, ceux qui s'aiment en esprit, s'unissent dans le Christ pour l'éternité des émotions les plus sacrées ; mais qui sait si ce n'est pas la chair qui va mourir que tu aimes ?
J'ai besoin de votre affection - s'exclama la jeune fille, le regard larmoyant.
Oui - a répondu l'ex-rabbin -, mais tous deux nous avons besoin de l'affection du Christ. Ce n'est que soutenus en lui que nous pourrons ressentir de la force face à nos faiblesses.
Je ne pourrai pas vous oublier - pleurait la jeune femme, éveillant en lui de la compassion.
Paul restait pensif. Il s'est rappelé sa jeunesse. Il s'est rappelé les rêves qu'il avait tissés aux côtés d'Abigail. En une seconde, son esprit déversait en lui un monde de douces et angoissantes réminiscences ; et comme s'il revenait d'un mystérieux pays d'ombres, il s'exclama comme s'il se parlait à lui-même :
Oui, l'amour est sacré, mais la passion est toxique. Moïse a recommandé que nous aimions Dieu par-dessus tout ; et le Maître a ajouté que nous nous aimions les uns, les autres, en toutes circonstances dans la vie...
Et fixant ses yeux, maintenant très brillants dans ceux de la jeune fille qui pleurait, il lui dit très ému :
Ne tombe pas amoureuse d'un homme fait de boue et de péchés qui se destine à mourir !...
Thècle n'était pas encore revenue de sa surprise que son fiancé désolé a pénétré dans l'enceinte déserte. Tamiris fut le premier à pousser de grands cris, alors que le messager de la Bonne Nouvelle écoutait ses reproches avec une grande sérénité. La fiancée réagit avec mauvaise humeur. Elle réaffirma son affection pour Paul et exposa franchement ses intentions les plus intimes. Le jeune homme était scandalisé, l'apôtre attendait patiemment que le fiancé l'interroge. Et quand il fut convoqué à se Justifier, il lui expliqua sur un ton fraternel :
L'ami, ne sois pas contrarié, ni exalté en raison des événements qui donnent lieu à de profondes incompréhensions. Ta fiancée est simplement malade. Nous annonçons le Christ, mais le Sauveur a ses ennemis occultes de toute part, comme la lumière a pour ennemies les ténèbres permanentes. Mais la lumière triomphe des ténèbres de toute nature. Nous initions le travail missionnaire dans cette ville, sans grands obstacles. Les juifs nous ridiculisent, néanmoins, ils n'ont rien trouvé dans nos actes pour justifier une persécution déclarée. Les gentils nous étreignent avec amour. Notre effort se développe pacifiquement et rien ne nous induit au découragement. Les adversaires invisibles de la vérité et du bien se sont rappelé donc d'influencer cette pauvre enfant pour en faire un instrument perturbateur de notre tâche. Il est possible que tu ne me comprennes pas tout de suite ; néanmoins, la réalité est bien telle.
Tamiris, pourtant, laissant entrevoir qu'il souffrait de la même influence pernicieuse, s'est écrié enragé :
Vous n'êtes qu'un immonde sorcier ! Ça c'est la vérité. Mystificateur du peuple idiot et rude, vous n'êtes que de vils séducteurs de jeunes femmes impressionnables. Vous insultez une veuve et un honnête homme, ce que je suis, vous insinuant dans l'esprit fragile d'une orpheline de père.
Il écumait de colère. Paul a entendu ses injures avec une grande présence d'esprit.
Quand le jeune homme fut fatigué de sa rage, l'apôtre a pris son manteau, a fait un geste d'adieu et a ajouté :
Quand nous sommes sincères, nous sommes dans un repos invulnérable ; mais chacun accepte la vérité comme il peut. Pense et entends-le comme tu pourras.
Et il a abandonné l'enceinte pour retrouver Barnabe.
Les proches de Thècle, néanmoins, n'ont pas baissé les bras face à ce qu'ils considéraient comme une offense. La nuit même, profitant de cette excuse, les autorités judaïques d'Iconie ont ordonné l'emprisonnement de l'émissaire de la Bonne Nouvelle. La foule des mécontents a afflué à la porte d'Onesiphore, criant des injures. Malgré l'interférence de ses amis, Paul fut jeté en prison où lui fut affligé le supplice des trente-neuf coups de fouet. Accuse de séducteur et d'ennemi des traditions de la famille, ainsi que de blasphémateur et de révolutionnaire, il fallut beaucoup de dévouement de la part de ses confrères récemment convertis pour lui rendre sa liberté.
Après cinq jours de prison à supporter de sévères punitions, Barnabe l'a reçu exultant
de joie.
Le cas de Thècle avait pris les proportions d'un grand scandale, mais dès sa première nuit de liberté, l'apôtre a réuni l'église domestique fondée avec Onesiphore, et devant tous ceux qui étaient présents, il a éclairci la situation.
Barnabe se dit qu'il leur était impossible de rester là plus longtemps. De nouveaux accrochages avec les autorités pourraient nuire à leur tâche. Paul, néanmoins, se montrait très résolu. Si nécessaire, je retournerai prêcher l'Évangile sur la voie publique pour révéler la vérité aux gentils puisque les enfants d'Israël se complaisent dans des erreurs éclatantes.
Amené à donner son opinion, Qnesiphore a réfléchi à la situation de la pauvre jeune fille devenue l'objet de l'ironie populaire. Thècle était fiancée et orpheline de père. Tamiris avait répandu la rumeur que Paul n'était qu'un puissant sorcier. Si, en sa qualité de fiancée, elle était trouvée une fois de plus en compagnie de l'apôtre, la tradition voulait qu'elle fût condamnée au bûcher.
Conscient des superstitions régionales, l'ex-rabbin n'a pas hésité une minute. Il quitterait Iconie le lendemain. Non pas qu'il capitule devant l'ennemi invisible, mais parce que l'église était fondée et qu'il n'était pas juste de coopérer au martyre moral d'une enfant.
La décision de l'apôtre reçut l'approbation générale. Ils organisèrent les bases pour donner suite à l'apprentissage évangélique. Onesiphore et les autres frères assumèrent l'engagement de veiller aux semences reçues comme don céleste.
Au cours des conversations, Barnabe était pensif. Vers où iraient-ils ? Ne serait-il pas raisonnable de penser au retour ? Quotidiennement, les difficultés augmentaient et leur santé à tous les deux, depuis leur isolement sur les bords du Caystre, était très inconstante. Le disciple de Pierre, néanmoins, connaissant l'entrain et l'esprit de résolution de son compagnon, a attendu patiemment que le sujet soit abordé spontanément et naturellement.
Venant à son secours, l'un de leurs amis présents a interrogé Paul avec vivacité.
Quand prétendez-vous partir ?
Demain - a répondu l'apôtre.
Mais, ne vaudrait-il pas mieux vous reposer quelques jours ? Vous avez les mains gonflées et le visage blessé par les coups de fouet.
L'ex-docteur a souri et lui dit jovialement :
Le service est de Jésus et non le nôtre. Si nous faisons trop attention à nous-mêmes en ce qui concerne les souffrances, nous n'arriverons à rien ; et si nous nous arrêtons aux difficultés, nous resterons à trébucher et non avec le Christ.
Ses arguments originaux et convaincants répandirent une atmosphère de bonne humeur.
Vous retournerez à Antioche ? - a demandé Onesiphore avec bienveillance.
Barnabe a tendu l'oreille pour connaître exactement la réponse, alors que son compagnon leur dit :
Bien sûr que non : Antioche a déjà reçu la Bonne Nouvelle de la rédemption. Mais et la Lycaonie ?
Regardant maintenant l'ex-lévite de Chypre, comme pour solliciter son approbation, il souligna :
Nous irons de l'avant. Tu n'es pas d'accord, Barnabe ? Les peuples de la région ont besoin de l'Évangile. Si nous sommes si satisfaits par les nouvelles du Christ, pourquoi les nier à ceux qui ont besoin du baptême de la vérité et de la nouvelle foi ?...