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— What the fucking hell is it ?

— Its e tipikeul french alco-hol !

Curieux de nature, le jeune barman remplit nos trois verres, à ras bord : avec ou sans glace ?

Kieren apprit ce jour-là le mot « dégueulasse », nous qu’il fallait persévérer pour déjouer les apparences. À quatre heures de l’après-midi nous étions bien entendu complètement soûls, si bien que Kieren déclara que, désormais, et cela jusqu’à la fin de notre présence en Nouvelle-Zélande, le bar nous était ouvert.

Moi qui étais parti avec deux mille balles en poche, ça faisait de sérieuses économies.

Le Debrett devint ainsi notre Q.G., où Vincent et moi passâmes dès lors toutes nos soirées. Vint le 3 février 1989.

Comme tous les soirs, une foule joyeuse et bruyante se pressait au comptoir où Kieren faisait notre promotion ; je me tenais près de la baie vitrée qui donnait sur la rue tandis que Vincent parlait avec deux rouquins en cravate, quand je croisai un visage parmi la foule : le visage d’une fille qui dès l’instant me rompit la rétine.

Comme si elle m’avait senti, la fille en question se tourna vers moi et, sans hésiter une seconde, fendit les rangs. Le monde entier disparut sous ses pas. Elle se planta devant moi et dit :

— J’ai mon sac juste derrière toi…

C’était faux, mais je ne l’écoutais pas : ces yeux verts, défoncés, cet incendie… Ce n’était pas moi qui parlais, c’était à peine ma bouche, j’étais un torrent électrique balancé à la baille, le cœur dans la gorge et les cordes pendues :

— Tu es la plus belle fille que j’ai jamais vue de ma vie, dis-je dans un rêve noir.

Elle sourit, visiblement touchée par tant de bêtise.

— Je m’appelle Francesca, répondit-elle.

Je ne voyais rien dans ses yeux verts, que l’infini cassé.

La foudre m’avait frappé méchamment, j’en étais mort debout, pulvérisé aux quatre coins de l’aire de jeu, et l’ange noir qui me faisait face était effectivement le plus bel animal que je verrais jamais, une beauté sauvage à se rouler dans les ronces, rousse auburn sexy en mille, une élégance strummerienne et une intelligence fine noyée sous des litres d’alcool…

— Il y a une fête du côté de Ponsonby, dit-elle. Tu veux venir ?

Venir ? Mais, Francesca, il était tout bonnement hors de question que nous vivions une seconde de plus l’un sans l’autre, accroché à tes lèvres, je culbuterai le monde et ses alentours, non, que ce soit terrible ou sublime, il est hors de question que je te quitte, ne serait-ce qu’un jour… J’étais frappé malade, déjà certain que j’allais le payer cher tant le danger émanait de la splendeur qui m’était destinée.

Le coup de foudre, et le trident dans la nuque.

— Hey Vincent ! criai-je à la foule. Il y a une fête à Ponsonby !

Ponsonby, Tombouctou, la lune, Francesca partout.

Vincent, qui souriait à tout le monde au bout de deux bières, était partant. Je fis d’abord la fine bouche devant ses nouveaux amis rouquins sous prétexte qu’ils portaient des cravates, mais l’un d’eux, qui parlait un excellent français, venait de nous inviter à naviguer trois jours parmi les îles sur le voilier de son grand-père…

Et Ponsonby, tu y penses des fois ?

Nous suivîmes Francesca jusqu’au quartier branché de la ville, une maison ouverte aux quatre vents où une population hétéroclite fumait et buvait avec un acharnement familier. Francesca m’expliqua qu’elle sortait depuis deux mois avec Ross, un mec aussi beau que lent du cerveau, qui ne lisait jamais un livre et d’ailleurs ne comprenait rien à elle, ni au reste…

— Avec les Européens c’est différent, ajouta-telle dans un sourire à fendre les pierres.

J’étais l’impact entre la bûche et la hache, renversé du sol au plafond.

Pourquoi ne l’ai-je enlevée dans l’instant ?

Pourquoi ne l’ai-je pas embarquée sur la moto de Vincent pour une ligne droite plein gaz dans le mur chromé que la vie nous présentait ?

J’écrivais moi ! Avec les pieds pour le moment mais ce n’était qu’une question de ténacité, le temps jouait pour moi, pour nous, si si, j’étais l’homme qu’il lui fallait, un Européen en plus, je la comprenais mieux que quiconque, je la comprendrais mieux que quiconque, j’étais son reflet dans ma glace, l’inverse si elle préférait, Francesca, Francesca, est-ce possible…

— Je viens souvent au Debrett, me lança-t-elle en guise d’au revoir, avant de partir au bras de son Ross.

— J’y serai.

J’y serais tous les jours.

J’y serais depuis et jusqu’à la nuit des temps.

J’étais amoureux au-delà de l’amour, cinglé au-delà de la dinguerie. Ça faisait presque mal tant de présence absente…

Le week-end en bateau arrivant, c’est le cœur noir que je découvris les îles merveilleuses.

J’y serais.

J’y serais tous les jours…

Oui mais voilà, pas elle.

Une semaine passa.

Puis deux.

Francesca, Francesca, Vincent commençait à en souper de mon ange noir-brillant, d’autant que comme nous étions devenus populaires et exotiques, les filles se précipitaient au Debrett pour expérimenter du Frenchie dans le parc voisin. Je faisais contre mauvaise fortune bon corps, attendant fébrilement chaque soir sa venue.

Je n’avais de fleurs que dans les yeux, mais Madeleine ne venait pas.

Je m’amusais quand même, anéanti.

Et puis soudain Francesca réapparut.

Elle traversa le brouillard que je craignais définitif et vint se poser contre moi, accoudé depuis des siècles au comptoir où Kieren noyait mon désespoir dans l’humour et la joie. Une apparition, encore plus belle et mystérieuse que dans mes souvenirs. Je lui offris un vase de bière qui ne me coûtait rien sinon ses fulgurances dorées, ses yeux d’émeraude qui m’envoyaient par le fond.

Francesca était le sang dans mes veines, son électricité me traversait les fibres, revenait vers elle dans un élan compulsif qui nous tirait l’un à l’autre, je pouvais presque la prendre dans mes bras sans la toucher, et toujours ce parfum d’autodestruction qui flottait au-dessus de nous, qui n’en avions que faire…

On se croyait protégés de tout : des guerres, du mensonge, des assureurs.

On se croyait seuls au monde et le monde passé par-dessus bord.

On croyait tout ça et bien d’autres choses encore, mais nous n’étions pas protégés des copains de Ross : pour la plupart Maoris, ils étaient chargés de surveiller ma merveille adorée.

Si Vincent, rude gaillard de la campagne bretonne, passait en Nouvelle-Zélande pour un gringalet à gros tarbouif, je passais quant à moi pour ainsi dire inaperçu sous les montagnes de muscles polynésiens. Des petits renards comme moi, ils en bouffaient crus à l’apéro.

L’un d’eux m’attrapa par le cou et, l’avant-bras dans la gorge, commença à me tirer vers la porte. Francesca eut beau protester je partais à la dérive, impuissant, je la voyais s’éloigner à mesure qu’on m’arrachait à elle, on n’avait que nos yeux pour s’agripper et du désespoir en bloc opératoire.

On me ficha dehors.

Je voulus crier mais le bras du colosse qui me tenait envoyait valdinguer ma glotte : les mots s’en revenaient bredouilles, allaient se perdre dans la rue, vers d’autres agonies…

— Dégage ! Et tourne plus autour d’elle : pigé, bastard ?!

Ils pouvaient toujours me cogner, je ne sentirais rien : j’étais déjà mort, et plusieurs fois encore.

Mais les Maoris montaient la garde, des troncs dans les bras, et leurs regards cannibales me conseillaient de passer mon chemin…