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— Le plus beau jour de ma vie !

Une nouvelle série de bips indiquent que la batterie de son portable se décharge à toute vitesse.

— À tout à l’heure, ché…

Je m’apprête à raccrocher lorsque j’entends un cri déchirant à l’avant de l’appareil, aussitôt suivi d’autres hurlements. Je me dresse sur mon siège et vois l’hôtesse afro, les yeux exorbités : un homme basané tient un cutter sous sa gorge.

— Oh ! non… soufflai-je. Non !

— Qu’est-ce que tu dis ? s’inquiète Charlotte.

L’hôtesse hurle quand la lame du cutter sectionne sa carotide. Un flot de sang jaillit sur les sièges des premiers rangs, en proie à la panique. Le tueur n’est pas seul : ils sont une demi-douzaine, en train d’égorger les stewards, les hôtesses, bon Dieu, c’est une véritable boucherie, et le sang qui se répand partout… Des pirates de l’air… Les salauds sont en train d’égorger l’équipage !

La batterie de Charlotte n’en finit plus de biper.

— Allô chéri ? Chéri ! Qu’est-ce qui se passe ?!

Je reste tétanisé sur mon siège : à l’avant les gens crient, d’autres vomissent, c’est épouvantable, les hôtesses agonisent sur le sol, la gorge tranchée, et je n’entends plus que les bips dans le portable de Charlotte.

Dans le ciel azur, New York se profile. New York…

— Chéri ! Qu’est-ce qui se passe ? Allô ?… Chéri ?

Shalam Boum-boum

Pour vivre de son écriture, il faut avoir l’acharnement de l’accident au bord de la route, de l’appétit en tout, une foi et une énergie sans faille. La liste est longue, le chemin de traverse et les désillusions aux premiers carrefours. Mais ce n’est pas parce qu’on ne publie pas, qu’on passe dix ans au RMI en suant sans fin sur des textes très loin du compte, qu’on va s’emmerder la vie. Notre seul luxe est le temps : il s’agit donc de l’utiliser au mieux, coûte que coûte.

Les gens de cœur sont d’ordinaire sensibles à la condition d’écrivain fauché et, partant du principe qu’il est plus noble de donner que de recevoir, c’est sans scrupules que j’ai participé aux largesses de mes généreux amis, à chaque occasion qui se présentait : au restaurant, dans les bars, les boîtes, en vacances, aux concerts, au théâtre, j’ai été invité tant de fois que je pourrais tenir un carnet de bal.

Mon ami Fred C., journaliste, fait partie des gens qui m’ont beaucoup invité. Nous nous aimons avec une délicatesse terriblement virile, étant entendu qu’hormis sa passion pour Jean-Louis Murat, l’homme a des manières parfaites, quoiqu’un peu roublardes.

Ainsi, profitant honteusement du malheur des uns — à savoir l’épidémie de peste qui s’était réveillée en Inde au milieu des années quatre-vingt-dix — Fred avait réussi à nous dégotter un séjour de dix jours dans la région de Delhi. Le ministère du Tourisme conviait en effet les journalistes du monde entier à se rendre en Inde afin de constater que l’épidémie avait bien été enrayée.

Fred était à l’époque le rédacteur en chef d’un magazine pour lycéens, pour lequel je pigeais : nous irions donc faire quelques portraits de jeunes Indiens qui n’avaient pas la peste, aux frais de la princesse… Nous étions déjà partis en Turquie pour moins que ça, je n’ai pas hésité longtemps.

Nous embarquâmes ainsi avec une trentaine de journalistes qui travaillaient pour des titres autrement plus prestigieux que notre petit magazine, et arrivâmes tous en pleine forme à Delhi, où une délégation indienne nous accueillit.

Des voitures nous attendaient, un hôtel luxueux, puis un voyage organisé spécialement pour les journalistes français, balayant le « triangle d’or », de Jaipur à Agra et son Tadj Mahall…

Suivre la meute qui déjà se plaignait de la chaleur et du manque d’organisation de nos hôtes ne nous disant rien qui vaille, nous prîmes la route inverse à bord d’une sorte de 403 locale, en compagnie d’un cameraman de France 2 à moitié mythomane, un ancien de Katmandou qui avait perdu ses cheveux mais pas sa tête — parti pour se la couler douce, le bougre passerait son temps à dire aux gens qu’il reviendrait avec sa caméra et une équipe, qu’il faisait du repérage, etc. Comme nous n’avions pas beaucoup mieux à proposer, nous le trouvions, malgré la fumisterie, assez marrant. Et quelle beauté ce pays…

Quittant Delhi, notre chauffeur prit la direction de Jaipur, la ville rose ; camions calcinés, voitures encastrées, zébus dépecés, vautours sautillants, il y avait une sacrée animation au bord de la route, et autant d’accidents évités par une succession de petits miracles qui faisaient la circulation en Inde.

Notre copie de 403 toute neuve rendant l’âme au kilomètre 38, nous stoppâmes de longues heures dans un des garages improvisés sur le bas-côté, sous le soleil. Avec pour seuls outils des marteaux et des pinces, il fallut tout le génie des pauvres gens pour nous faire repartir.

Le soleil tombait sur les plaines et, à ce rythme, nous serions à Jaipur pour l’an 2000… Fred aperçut alors ce qui, de loin, ressemblait à un fort immaculé, niché au sommet d’une colline.

« Allons voir » étant l’élan minimal du jeune journaliste découvrant le monde, notre chauffeur nous mena vers les hauteurs.

Il s’agissait en effet d’un ancien fortin, qu’un architecte français du XIXe siècle avait remodelé avec un goût exquis, tirant les meilleurs partis de l’original. Une splendeur d’hôtel, avec des portes de six mètres sculptées dans un bois précieux, des fontaines et des cours, des patios et des kiosques dans les miradors, des chambres avec des lits de Kama-sutra.

Écrivain-RMIste, j’avais vu des pays lors de mes voyages mais jamais, je crois, un endroit pareil : tout était d’un équilibre et d’une beauté si émouvants que j’en avais l’esthétique au pôle Nord.

Le fort dominait la plaine, désert des Tartares d’où l’ennemi sans venir nous ferait héros ; le crépuscule tombait en feuilles d’or sur l’horizon troublé tandis qu’au loin rugissaient les camions.

Quatre-vingts francs la chambre de reine adultère : Jaipur attendrait bien demain…

On a blagué deux minutes avec notre guide-chauffeur, comme quoi il allait être bien à dormir tout seul dans la voiture, avant de nous installer, moi et Fred, au milieu des splendeurs qui constituaient notre chambre, le chauffeur et le cameraman de France 2 dans la tente aménagée sur le toit.

Nos deux compagnons sont venus prendre l’apéro dans le salon de notre suite, où attendaient bière, whisky local et un tonitruant haschich dégotté à Delhi. Après un bref cérémonial orchestré par l’ex-katmandousar, nous fumâmes la drogue.

— Shalam Boum-boum ! répétait le cameraman chauve, s’inclinant mains jointes vers le sol de ses vingt ans.

« Shalam Boum-boum » était devenu son surnom : enveloppé de fumée âcre et odorante, l’ex-baba cool priait on ne sait quoi, tirant comme un forcené sur la magic pipe que je venais d’acquérir.

Si le whisky indien était franchement mauvais, la bière étancha notre soif. Aussi nous arrivâmes particulièrement raides sur la terrasse qui faisait office de restaurant, face à la plaine et sous le ciel étoilé. Le vent était tiède, les serveurs en panoplie de maharaja, au garde-à-vous pour nous servir.

Nous nous installâmes à l’une des tables, entre un couple de vieux Anglais et quelques touristes en tenue de gala — perles, soie, étoffes précieuses, la moyenne d’âge des convives n’excédait pas soixante-dix ans.

Le maharaja en chef nous présenta les plats et, faute de vin, nous servit de la bière indienne. Nous continuâmes à blaguer avec notre guide, lui demandant s’il comptait réellement faire l’amour ce soir avec Shalam Boum-boum dans leur tente, et arrivâmes au dessert bougrement rincés. Le maharaja en chef vint alors parler chiffon à notre table, nous informant que le prince Charles avait passé une nuit ici l’année dernière, super, aussi le ministre des Affaires étrangères de la Chine, ah oui ? le ministre de la Bulgarie, de l’Australie, l’ambassadeur de je ne sais plus quoi, la liste était interminable, le ministre du Tourisme du Japon, le ministre de la Culture de l’Italie, le ministre de…