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Sa sœur Julia garda la ferme et se maria avec un arsouille local, estampillé Tonton Marcel, qui, quand il ne roulait pas dans le fossé avec sa 2 CV, jouait de l’accordéon à tour de bras, fin rond de préférence, tandis que ses sœurs tentaient en vain de papoter.

« Tonton Marcel dans le fossé ! » est une des premières joies locutives de ma vie. Il faut dire que le bougre n’y allait pas de main morte, un de ces champions de bistrot qui font les gloires et les légendes de la breizitude profonde.

Enfin, avec ses beaux yeux verts, Clémentine avait réussi à fuir la ferme — madame avait des goûts de duchesse — et pour ça s’était mariée avec le premier venu, buveur lui aussi et fumeur invétéré, qu’on surprenait à tout coup les mains dans les poches et qui avait, de surcroît, l’avantage d’être boucher.

Aujourd’hui ça a l’air à moitié nase mais, à l’époque, c’était la main sur la bidoche et, en ces temps reculés, cela valait, passez-moi l’expression, son bout de gras.

Un bon parti, alias « Pépère ».

Clémentine Vauléon allait ainsi devenir Madame Girres, propriétaire de la boucherie de Mortain, un village de la basse Manche qui n’avait franchement rien de mieux que Bédée mais, on l’a dit, Clémentine avait un mari et une situation. On les avait présentés l’un à l’autre en leur disant qu’ils feraient un excellent ménage, ils n’avaient pas fait d’histoires. L’amour n’avait pas beaucoup d’importance. C’était Pépère ou les bouses de vache.

Ce qu’il ne savait pas, c’est que Clémentine avait peur de tout, et même du reste.

La bondieuserie n’était pas étrangère à cette tétanie — ça bigotait ferme dans la campagne bretonne — mais aussi les bombardements alliés qui, durant la guerre, avaient ravagé la région (la « cuvette de Mortain », sanglant épisode de la bataille de Normandie où les Allemands avaient lancé une terrible contre-attaque du côté d’Avranches). L’alerte donnée, Clémentine allait se réfugier avec les villageois dans les grottes voisines et, son premier enfant sous le bras, prier son Dieu en pleurant de terreur. Les bombes pleuvaient, les morts s’empilaient, des connus, des inconnus, des femmes, des enfants démembrés : la guerre.

Les bombes alliées l’épargnèrent finalement mais, duchesse ultrasensible capable de pleurer à toute occasion et à la moindre entourloupe de la vie, elle tremblait encore au souvenir des explosions.

Voilà pourquoi, les soirs d’orage, Clémentine s’enterrait dans le lit de la maison en serrant fort ses deux enfants, secouée d’épouvante, geignait en sanglotant, comme quoi la foudre allait s’abattre dans la seconde sur la maison, que c’était un miracle qui n’allait pas durer, mon Dieu mon Dieu épargnez-nous ! que le tonnerre déchirait le ciel à en retracer les voies lactées, que les ondes allaient leur décrocher les oreilles, qu’elles ne tenaient plus qu’à leur lobe, Sainte Marie Mère de Dieu épargnez au moins mes enfants ! Pulvérisez-moi la couenne, retirez-moi les os mais épargnez mes enfants ! que c’était joué d’avance, raide foutu, qu’ils allaient tous mourir sous les coups de la foudre, et dans d’atroces souffrances encore !

Pour compléter le tableau, la bonne priait à genoux au pied du lit où Clémentine gémissait tous ses saints, pleurant elle aussi à bouillons hoqueteux :

— Dites madame Girres qu’on va pas mourir ?! S’il vous plaît madame Girres qu’on va pas mourir ?!

Les enfants en vomissaient de trouille.

Pépère, lui, fumait ses clopes en arpentant le salon, les mains dans les poches, comme à son habitude, se demandant où il était tombé…

Une peur maladive, qu’on ne refilerait pas au chien du voisin.

Les enfants grandissant, elles ne purent :

— faire du vélo (avec toutes les voitures qui zigzaguaient sur la route pour écraser les fillettes à bicyclette, les pauvres petites ne tiendraient pas cinq minutes en selle) ;

— apprendre à nager (je rappelle aux étourdis qu’on suffoque sous l’eau, que si on pouvait y vivre sans danger ça se saurait, qu’on s’appellerait Bubulle ou Glou-glou, que la propriété de l’eau est de noyer, que c’était même pas la peine de discuter : vous êtes déjà resté ne serait-ce qu’un quart d’heure sous l’eau, vous ? Ne parlons même pas des vagues, ces espèces de bras tentaculaires à ventouses happeuses, ni des courants meurtriers qui vous entraînaient jusqu’en Amérique, les bulots aux trousses pour vous vider les yeux) ;

— aller toutes seules en ville (les vieux messieurs pervers labouraient de leur omniprésence les trottoirs du bourg, le foutre à la gorge, les petites étaient tellement jolies qu’on allait leur renifler le derrière comme on fait entre chiens, sans parler des voitures qui jaillissaient à tout bout de champ pour un oui ou pour un non, des vélos aux rayons acérés comme des Laguiole qui vous rentraient dedans, et puis des méchantes femmes jalouses qui seraient capables de les empoisonner comme des petits chats) ;

— prendre le car (un bon chauffeur est un chauffeur ivre mort) ;

— aller en promenade scolaire (deux petites filles ! comme ça ! dans la nature ! VOUS ÊTES COMPLÈTEMENT INCONSCIENTS OU QUOI ?!) ;

— faire du scooter, de la voiture, enfin, tout ce qui bouge (bouger tue) ;

— rentrer seules dans une cabine d’essayage (à cette époque on parlait de traite des Blanches, de méchants salauds qui enlevaient les filles, les attendaient derrière les rideaux et hop, disparition générale) ;

— rentrer après minuit (l’heure du pervers sexuel des fesses) ;

— partir de la maison (« Si tu pars, je mourrai ! Je mourrai de peur et tu auras ma mort sur la conscience ! ») ;

— fricoter avec des artistes, prendre des cours avec ce genre de personnes (« ces gens-là divorcent ! ») ;

— s’habiller à la mode (tétanisation du qu’en-dira-t-on, cette vieille plaie campagnarde) ;

— etc.

Cela fera plus tard deux enfants bien flippées, surtout l’aînée, qui avait connu les bombes dans les bras de sa mère, deux jolies jeunes femmes qui bien entendu fuirent avec le deuxième venu l’infernale protection maternelle…

Si l’aînée resta à Mortain, la cadette, qui allait devenir ma mère, quitta malgré tout la campagne basse normande pour la Bretagne et, plus tard, se mit à voyager.

En dehors du fait que, un mois avant la date du départ, Clémentine commençait à pleurer en maudissant tous ces avions qui s’écrasaient aux quatre coins de la terre, qui tombaient comme de la pluie et explosaient en vol pour des raisons inexpliquées, des avions qui se rentraient dedans même des fois, que sa fille allait bientôt mourir d’un crash télévisé, ces voyages étaient pour mon frère et moi l’occasion de passer du temps avec elle.

Clémentine nous gardait en général quinze jours tous les ans : pour être plus précis, nous la gardions quinze jours tous les ans.

L’orage tonnant au loin, elle nous emportait dans son lit en gémissant son bon Dieu que la maison etc., sauf que nous étions deux garçons, deux gars comme on dit, des Celtes comme on le verra.

À neuf et huit ans, on se tenait encore : quand Clémentine, qui nous chérissait au-delà du réel, commençait à trembler dans le lit plein d’orage, nous nous blottissions volontiers contre ses flancs, la chatouillions un peu, pour l’échauffement, après quoi nous lui tirions le gras du cou, son jabot, afin qu’elle rende les poissons qu’elle avait volés, « allez ! rends les poissons ! » on lui ordonnait, elle nous traitait de chenapans, hurlait que c’était affreux de vieillir, qu’avant elle était très belle mais que maintenant elle avait le cou tout mou, « RENDS LES POISSONS ! ON TE DIT ! », ça pouvait durer des heures : si elle résistait on lui chatouillait les côtelettes, aussi sensibles que le reste, elle protestait que c’était de la torture, qu’elle allait faire pipi dans sa chemise de nuit si ça continuait, qu’on n’avait qu’à jouer à « Je te tiens tu me tiens par la barbichette, le premier de nous deux qui… », mais ça faisait longtemps déjà qu’elle avait perdu, trahie par un pet vocal de mon frère, toujours le même, qui vingt ans plus tard garderait le même pouvoir zygomatique :