Выбрать главу

— Et la zoophilie, tu connais ?

— La quoi ?

Il fallut ouvrir le dictionnaire et lire la définition pour que la pauvre femme nous crût. Le coup était rude.

Clémentine prit alors sa tête dans ses mains, comme dépossédée du réel. Sous le choc, elle s’étrangla une dernière fois et, la laque de son chignon toute décollée par l’émotion, s’écria :

— Le monde est fou ! Le monde est fou !

A slip in the night

L’ombre de Staline n’a cessé de se propager partout où des êtres qui n’ont plus d’humain que l’apparence se réfugient dans le nihilisme de l’ennui, l’impuissance agressive et la passivité hargneuse. Chacun devient son propre chien de garde et, pour aboyer et mordre aveuglément ce qui passe à portée, réinvente les caravanes du passé.

Bien que l’État ne soit plus que la caricature de son pouvoir ancien, la plupart des sujets continuent d’entretenir la peur archaïque de l’oppression et d’obtempérer jusque dans la révolte désespérée qui sert d’alibi à leur servitude volontaire.

Partout est éludée la question que posent l’exploitation de l’homme par l’homme et la prédominance de l’ordre marchand sur l’être humain : par quel mépris de soi les gens continuent-ils à s’agenouiller et à subir le sort déplorable où ils se débattent en s’enferrant ? Par quel refus de leur propre jouissance, par quel goût du renoncement et de la mort inclinent-ils, tandis que les rituels de la révolte et de l’impuissante frénésie exorcisent leur terreur, à s’acheminer avec les meilleures raisons du monde, vers l’anéantissement dans une histoire de bruit et de fureur où la déréliction gagne à tous les coups ?

Ce sont les victimes consentantes qui créent les vocations de bourreau. Il n’y a pas de peuples martyrs, il n’y a que des hommes résignés à la servitude volontaire. Et tant qu’ils n’en sortiront pas, armés enfin de leurs désirs de vie, Staline pourra pourrir tranquille…

S’il en reste sur Terre qui ne connaissent pas Raoul Vaneigem, je précise que l’homme est belge et révolutionnaire. Qu’importe si le mot est dévoyé, récupéré par les publicitaires, qu’importe :

Je ne rêve pas d’une révolution douce. Ma passion va à la violence du dépassement, à la violence d’une vie qui ne renonce à rien, non à celle qui, se débondant à force d’avoir été contenue, se replie sur elle-même et se mord la queue avec la rage du chien rivé à sa chaîne. Si je m’assure aujourd’hui que ni le ressentiment ni la vengeance ne viendront armer ma main, c’est dans la tranquille certitude qu’elle frappera sûrement à l’appel des plaisirs. Le feu des désirs brûle mieux que les torches de la rage et du désespoir.

La violence de la gratuité ne s’économise pas. Si quelqu’un me gifle sur la joue gauche, je lui ferai sauter la gueule avant de tendre la joue droite. Il y a plus de superbe sauvagerie chez l’être qu’aucune jouissance ne rassasie qu’en celui qui se sent frustré de toutes et aboie au plaisir des autres. L’énergie du dépassement habite le premier tandis que la rage du second perpétue l’impuissance d’un monde où rien ne change.

Parfaitement.

Raoul Vaneigem n’est pas à vendre. Vous ne le verrez ni à la télévision ni même dans les salons, il a d’autres danseuses que de faire la promotion des idées qu’il prône, affine et aiguise depuis plus de quarante ans. À l’origine, avec Guy Debord, de l’Internationale situationniste, penseur avant l’heure de Mai 68, on retrouvera ses fulgurances sur les murs de la capitale, et partout où la liberté radicale ne consiste pas à refuser de positiver avec Carrefour.

Fille inspirée de l’Internationale lettriste où le fantasque Isidore Isou s’était, par exemple, déguisé en prêtre lors d’une messe à Notre-Dame et avait annoncé, devant un parterre d’intégristes médusés, la mort pure et simple de Dieu, évitant de peu le lynchage, l’Internationale situationniste avait notamment vocation à créer des situations, esthétiques, politiques, révolutionnaires et instantanées.

Raoul Vaneigem perpétue l’irrévérence avec toute la puissance d’une machine désirante. Il est du côté des femmes, des animaux, des libres-penseurs, ceux que la joie dévore comme des varans à la curée. Il y a de la voracité dans le bonhomme : ce n’est pas un hasard si ses pensées sont si semblables à l’acte d’amour — forniquer, baiser, niquer dans l’apothéose des corps, sachant que l’âme y est fourrée jusque-là.

Exit Dieu et tous ses vieux tours de magie éculée, exit. Place à la vie dans tous ses sens, à la démesure qu’on retrouve en culbutant son idole du moment, place à la foudroyance de l’instant et aux caresses qui le suivent. La vie au bout des doigts et le membre en plein dedans, la chaleur qui l’anime comme arme du poète, et mort à toutes formes d’économie.

Dépenser — des pensées.

De la violence, oui, car la vie est violente — je rappelle aux croyants qu’on en meurt. La réponse au monde mortifère et mercantile par l’amour radical, choisis ton camp camarade et ne faiblis pas, l’instinct de vie prioritaire en tout : EN TOUT.

Facile à dire, hein, sauf qu’il le fait. Ou plutôt il le vit…

La première fois que j’ai rencontré Raoul Vaneigem, c’était chez un ami auteur et sa femme. Clin d’œil typique de l’histoire, Raoul Vaneigem avait ce jour-là soixante-huit ans : c’est donc tout naturellement que nous l’attendions en buvant du vin.

Je ne l’avais jamais vu, pas même en photo. Lui qui avait tant compté dans mes lectures et mes postures, je l’imaginais l’œil électrique, fiévreux, avec quelque chose du colosse dans la trajectoire, les mots dans la bouche comme la flamme du dragon : je vis arriver un petit homme rond aux cheveux blancs, se déplaçant avec une tranquille assurance, l’œil malicieux d’un bleu vif, à ciel ouvert. Mettant par principe de départ tous les hommes et femmes au même niveau, je n’avais pas d’appréhension spéciale à le rencontrer, et son drôle d’accent belge me le rendit aussitôt familier.

Nous avons donc bu du vin en discutant le coup avec les amis, comme quoi nous formions une sacrée brochette de jeunesses — il va de soi que la jeunesse est un parti pris, il suffisait de le voir. Je lui donnai à l’occasion mon dernier livre, où on pouvait lire en exergue « Partout où n’émane pas spontanément la poésie individuelle, s’étend l’ombre du crapaud crucifié de Nazareth », tiré de son célèbre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, avant de le raccompagner vers le métro où j’allais aussi.

Ravi de partager sa compagnie, je lui parlai de la force de ses livres qui m’avaient mordu la cervelle lors de mes récents déboires affectifs et sociaux. Tout ça n’était pas vain : même si on prend l’eau de tous les bords, à le lire on se sent porté, soulevé, tiré hors de l’eau et ramené sur la berge des désirs, cette terre ferme où il fait chaud vivre.

Mon chemin était le bon : Vaneigem me l’avait rappelé à toutes les pages, même et surtout entre les lignes.

Le bougre voyait ce que je voulais dire.

Nous nous séparâmes au métro suivant.

J’étais bien content de cette journée. La vie est belle de rencontres, et celle-ci comptait triple. Ma puissance de vie s’en trouva confortée à la base — du ciment sous les plaines —, et la base toujours en mouvement…