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La seconde fois où j’ai rencontré Raoul Vaneigem, c’était dans une maison de campagne en Champagne, à la fête du mariage civil de nos amis communs. Il faisait beau, les amoureux s’embrassaient comme s’ils venaient de se rencontrer, avec des sourires à découper les gâteaux. Nous trinquâmes allégrement tout le long de la journée, si bien que nous étions fort gais à l’heure de l’apéro. « Raoul » me dit alors qu’il avait lu mon bouquin, Plutôt crever[1], qu’il lui avait bien plu, que ça lui rappelait un peu Manchette… Carrément.

Raoul, si tu veux que je te serre fort dans mes bras en faisant trois fois le tour du pâté de maisons pour t’appendre à voler, si tu veux qu’on danse un slow, faut le dire tout de suite !

Nous bûmes dès lors à toute berzingue, jusque tard dans la nuit, à la santé du feu et de nos flammes.

À propos de flamme, Raoul était venu avec sa compagne et leur enfant, dont les dessins à la folle imagination parlaient mieux que tous les discours. Vers deux ou trois heures du matin, le joyeux révolutionnaire alla retrouver sa compagne endormie, abandonnant les derniers noceurs à leur destin de tonneau.

Nous avalâmes encore quelques vases, pour être bien sûrs qu’on était pleins, à la santé de n’importe quoi.

Une heure plus tard, je grimpai à mon tour l’escalier qui menait à l’étage, prenant soin de ne pas trop faire grincer le parquet, tout en tâtonnant dans le noir. Je n’avais pas trouvé la lumière, ou plutôt la lumière ne m’avait pas trouvé, il n’y avait que la lueur blafarde de la lune par la lucarne pour me diriger et le palier qui avançait à grands pas… Une ombre surgit alors de la chambre voisine.

Malgré mes soûleries, je n’eus aucun mal à reconnaître la silhouette rebondie de l’ami Raoul qui, à demi nu mais toujours vert, cherchait la salle de bains. Je ne vis que son slip à la lueur de la lune : un slip blanc, kangourou, qui traversait la nuit comme un fantôme amoureux…

Mort aux années quatre-vingt

(mort jusqu’au bout des seins)

J’ai grandi dans les années quatre-vingt et j’encule Casimir. La formule vaut son poids de baudruche mais savez-vous ce que c’est que d’avoir grandi dans les années quatre-vingt, dans un monde en faux où l’on vous disait en face qu’écraser la gueule de l’autre était la superclasse ? Que se remplir les poches était la seule liberté ?

Cette agressivité crasse, cette pauvreté intellectuelle et morale est née dans les années quatre-vingt.

Le début de la fin du journalisme, le sacre des présentateurs et des animateurs, Jean-Claude Bourret, le sex-appeal d’une tanche distillant l’info comme une piquette en tête de gondole, Guillaume Durand demandant aux téléspectateurs de La Cinq si, Sergio Leone venant de mourir, ils étaient contents de la fin des westerns ( !), Berlusconi déjà, que les journalistes sportifs trouvaient épatant tant il savait garder le sourire intact malgré la défaite de son club en finale de coupe d’Europe, « Ah ! ces Italiens : quelle classe ! », je les entends encore ces débiles, la déréglementation mondiale du marché financier assurant une fluidité totale des transferts de capitaux — source d’enrichissement pour une élite et du concept de chômeur jetable pour les autres —, le début de l’ère du supermarché, Thatcher qui montrait son humanité en laissant ses prisonniers politiques mourir de faim en prison, les murs barbouillés de merde, son ami Reagan lançant ses escadrons de la mort pour étouffer toutes velléités démocratiques en Amérique centrale, ces deux-là expliquant au monde qu’il fallait dorénavant suivre le nouveau modèle libéral, un truc qu’ils avaient spécialement pensé pour nous, pas un capitalisme à la papa où l’on nourrissait encore un peu la famille, non, un nouveau on nous a dit, celui où les autres peuvent toujours aller ramasser les miettes s’il en reste, celui qui aujourd’hui nous ravit tant… Des serial killers ces gens-là, qui n’ont jamais vu les cadavres de leurs victimes. Hitler non plus n’a jamais visité Auschwitz.

Au lieu de les juger pour malfaisance contre l’humanité, on peut encore louer la vieille Anglaise pour une soirée, épater ses dindes et écouter son venin — je ne me souviens plus de ses tarifs, mais elle vaut encore au moins trois Gorbatchev…

De quoi écœurer à vie.

Et puis Tapie, le Paris-Dakar, Sabatier, Dallas, Malibu Beach, Véronique et Davina, la culture pub, le « Vive la crise ! » des soixante-huitards repentis, Luc Besson, la 205 Peugeot, BHL, même le son du rock avait pris de l’autobronzant ; les batteries électroniques, le vibrato dans les solos de guitare, les productions Bontempi, il n’y avait bien que les rescapés du punk et de l’Alternatif à pourrir un peu l’ambiance, et quelques vieux sorciers.

Heureusement, chaque chose a son revers : grandir dans ces années de plastique forge le caractère. Quelle étrange sensation de découvrir le monde avec le sentiment d’être tombé dans une époque minable, sans cœur ni générosité, et que ce n’est pas la bonne…

La vraie vie est ailleurs, disait le poète.

Eh bien je serai autre.

Je ne comprends pas bien qu’on s’étonne s’il arrive ce qui arrive : la génération qui pousse derrière celle des années soixante-dix aujourd’hui au pouvoir est une génération de merde, pur produit des années quatre-vingt. Fric et toc en barre, on n’est pas près d’en sortir : car quand la génération en question, la mienne, va prendre le pouvoir, ça va être pire.

Ceux qui suivent pourront crever le ventre ouvert, comme les Irlandais avec Thatcher.

Parfaitement.

La violence, les incivilités, le ressentiment devant sa propre misère sexuelle, les agressions verbales ou physiques envers les femmes, la barbarie banalisée, le racisme ordinaire, le fascisme de renard qui nous tend les bras, ce n’est pas tant le contexte socio-économique actuel qui est en cause que les remugles de ces années d’idéologie réactionnaire et d’impunité devant la bêtise et la malfaisance caractérisées.

Aussi ne comptez pas sur moi pour rentrer dans la combine. Comme dit Iggy Pop : si je vais en Californie, c’est pour baiser des serpents à sonnettes.

Mort aux années quatre-vingt : mort jusqu’au bout des seins !

Tout doux Bijou

J’aime bien me promener avec ma fille sur les chemins douaniers qui longent l’océan, en Bretagne. L’eau y est froide, tant mieux pour nous, l’air toujours vif.

Ma fille a dix ans : c’est elle qui répare le câble, elle qui me dit « mais oui mon petit papa, mais oui, ça va passer… » quand elle me voit comme ça hurler à la mer, les bras comme des arcs tendus au-dessus du vide, oh ! non, ce n’est pas moi qui clame, c’est la Terre qui tonne ! Sa petite main de rien me tapote le dos, comme quoi il faudrait se calmer la marmite, que je m’échappe à vue d’œil, qu’on me voit fumer à des kilomètres, qu’il est temps de s’arrêter, maintenant, avant de devenir complètement cinglé, que ça lui fout un peu la honte de me voir comme ça, et puis tous ces gens qui nous regardent, elle connaît l’animal, « là… tais-toi… », elle sait bien que sans ça je vais redoubler ma performance, pas plus tard qu’illico, crier de plus belle à la mer écrasée et au monde pour ne pas éclater, exploser dans tous les sens, tomber raide Nietzsche à Turin, que ça va pas être possible autrement, le ventre caillassé de l’intérieur, comme elle vient comme elle vient, c’est bien joli la vie comme elle vient, sauf que coincé dans la gueule ça ne s’expulse pas à la volée, et tous les branchements électriques qui prennent feu et se court-circuitent, c’est mission impossible, qu’il est même hors de question que je me calme, que ce serait même dangereux, avec tous ces innocents autour qui n’ont rien demandé, qui n’ont pas payé pour le spectacle, des gens qui n’ont même pas de tickets, ils n’ont pas envie d’avoir des bouts de projections collés sur le museau, ce n’est pas moi qui crame c’est le corps qui cogne, un volcan à cols hors catégorie, un qu’on n’escalade pas sans un entraînement dans les Carpates, soufre et fumées blanches navigateur d’eau trouble, que le fond de l’air en sentirait presque l’odeur de la mort, les senteurs entêtantes des fleurs calanchées, tous ces vides spectraux dans le corps, de l’air dévitalisé comme si le vent avait poussé son dernier souffle, des évaporations de chaleur à pleins champs et des larmes en silex pour y foutre le feu, tabula rasa à tous les étages, et passent les robes des femmes sur l’horizon teint, celles qui ont fleuri et pourri elles aussi, les femmes qu’on serre encore fort dans la gueule avant de les cracher comme un chewing-gum qui n’aurait plus de goût, et qu’on aime quand même pour ça, par-dessus tout, des femmes mortes à la pelle, des mortes pour ainsi dire évaporées, le pétale sens dessus dessous, des femmes qui n’avaient rien demandé non plus et qu’on retrouve là, au bord de la mer, poupées pêle-mêle l’amour strangulé sur un tapis de lichen tiède, des victimes qui avaient pourtant mis la gomme, pas des filles en dentelle de Penmarc’h mais des totems pur métal hurlant lancé comme un caillou à la baille, des femmes aux arêtes vives qui me poussent dans les coins, qui me submergent à sec, maître des récifs pour ainsi dire oiseau aptère, j’erre, non ce n’est pas moi qui clame c’est la Terre qui tonne, René Char le colt à la ceinture mordant la nuque des collabos, celui qui regarde le lion dans la cage pourrit dans la mémoire du lion, les embruns montant du vide m’apaisent à peine, non, le sel m’a rendu fou, comme ces tigres mangeurs d’homme à la cervelle rongée par le pH de la rivière, j’ai bu l’eau du naufrage, un coup de sang, notre destin de chair absorbé par notre destin d’ombre, les mots d’Hyvernau aux crocs des bouchers et le ciel au placard, elle est belle la vie, des instants branlants, décoratifs, usés jusqu’à la corde, tous ces cadavres qui grincent aux entournures, leurs sourires muets, des visages compliqués, paysages à l’horizon renversé, ils passent sur le sentier sans nous voir, les pauvres fantômes féminins, tout maquillés de rouille, des trous noirs dans le corps pour les tués à la mitrailleuse, ils fuient ma chair comme pris de peste alors qu’ils battent encore, doudous le cœur crevé au fond d’un fossé et le fossé qui se relève, les embruns courent à leur suite, que j’en ai le souffle envolé, dames de haute voltige pourchassant nos vieux rêves d’amour, mais l’amour s’est lassé, foutu, à la casse, leurs étreintes leur parfum à la peau, ils s’agrippent mais ne retiennent rien, ils sont sans mains, de l’eau de fantôme qui coule du ruisseau, plus la peine de se demander où courent leurs cheveux, si leurs palpitations colorées font toujours battre la pluie, petites sœurs cabossées, à qui la faute, je ne sais pas, ce n’est pas moi qui clame, c’est la Terre qui tonne !

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Folio Policier no 423.