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« Un homme qui n’est pas tendre, ce n’est pas un homme. Faut-il être égoïste pour ne pas pleurer… que ce soit de tristesse ou de joie. »

J’ai longtemps réprimé mes (ex) pulsions émotives sous prétexte que c’était la honte, un garçon devait se tenir droit dans ses bottes avec au-dessus le ciel en bleu de travail : non seulement j’avais le droit de laisser libre cours à mes débordements affectifs mais ils formaient l’essence même d’un homme, un vrai — pas un banquier ou un assureur. Les femmes le savent, pourtant ce sont elles qui élèvent les petits garçons, et en font des abrutis… Un mystère que je ne saisis guère, hormis comme preuve de leur assujettissement aux vieilles normes de domination masculine…

« La femme a envie qu’on lui ponde un œuf. »

Je n’aurai pas un poussin, mais un chaton. Il se trompait : les femmes sont des mammifères.

« Ce qui compte, ce n’est pas le voyage entre Bruxelles et Hong Kong, c’est de quitter Vilvoorde pour Bruxelles. Une fois qu’on est à Hong Kong, tout s’arrange… »

Je quittai ainsi Montfort-sur-Meu pour Rennes, puis Auckland, pour des tranches de vie valant plusieurs réincarnations.

« Ce qui est vulgaire, ce n’est pas dire des gros mots, ce qui est vulgaire c’est deux jeunes gens qui s’aiment, et le père de la jeune fille vient voir le père du jeune homme et lui demande combien d’argent son fils gagne par mois… »

Je suis pauvre.

« Tout le monde a mal aux dents de la même manière, tout le monde regarde les femmes de la même manière, tout le monde aime ou n’aime pas les épinards de la même manière. »

Sans empathie, rien de concret.

« Qu’on soit roi, ou qu’on dépave les rues, ce qui compte c’est la manière dont on fonctionne dans sa fonction. »

Au maximum du voltage à peine est passé le message au fil du rasoir.

« Un homme malheureux crée le malheur. On dirait un mardi gras qui a mal tourné. »

Le bonheur est subversif.

« J’aime les gens qui fonctionnent avec leur tête et avec leur corps. Il y a des divorcés solitaires : leur corps n’est jamais d’accord avec ce qu’ils pensent… »

Ne pas dire ce qu’on fait mais faire ce qu’on dit, la pratique après la théorie, évoluer au plus près, au plus juste de soi-même, source des joies les plus violentes : ouais.

« La bêtise, c’est la mauvaise fée du monde. »

Jeter sa télévision.

« De toute façon, c’est la fonction qui compte : pas le résultat. Le résultat, on le voit passer : c’est rien. »

Quand j’ai quitté la première fois la Nouvelle-Zélande, je me suis dit que je reviendrais un jour, que je serais écrivain, chez Gallimard encore, et qu’on me paierait pour ça. Je rêvais en bloc. Ça ne coûte rien et ça stimule. Quinze ans plus tard, mon bloc de rêves s’est réalisé, avec en sus l’obtention d’une bourse. Pour couronner le tout, mon vieil ami néo-zélandais me trouva une maison sur une île paradisiaque, une bicoque sur pilotis dans le bush qui dominait la mer, où je pourrais écrire à mon gré… Jamais je ne me suis autant fait chier de ma vie.

« — D’où le tiens-tu, ce moral ?

— De vivre… De vivre. »

De lui j’ai pris les travers : être excessif en tout, pour soi et avec tous.

Brel ne trichait pas : il se contredisait, déclinait des exercices de mauvaise foi, s’enferrait dans des clichés féminins vieux d’une guerre ou deux, mais quand il décidait de chanter il envoyait des boulets rouges, quand il décidait de piloter un avion il passait tous les brevets, y compris ceux qui ne lui serviraient jamais (celui d’un Boeing 747, par exemple), quand il décidait de naviguer il partait faire le tour du monde à la voile, quand il fumait c’était cent brunes par jour, quand il aimait nous voilà.

Brel m’a servi de père quand le mien travaillait, un modèle performant quoique plein de trous, un père fantasmé idéal en somme, un qu’on aurait du mal à prendre en exemple tant ses défauts et ses faiblesses étaient étalés là, mais quelqu’un qui vous guide, le temps de grandir, et vous envoie direct dans les fleurs si vous vous accrochez à sa tige.

Une indépendance souveraine, une discipline de fer, un dur au mal traversé de folies de part en part ; le programme qu’il me mitonnait serait chargé comme une mule de guérilleros, avec un vent de fortune carrée : tiens-toi fort à la barre, je me suis dit, tiens-toi fort à ta barre…

J’ai toujours eu peur de la mort en apnée, de la noyade : aujourd’hui, je flotte.

Merci mon vieux.

La mort de ma vie

Je suis mort le 3 février 1989 à Auckland, Nouvelle-Zélande. Un soir. Franchement, je ne m’y attendais pas du tout.

Expérimentant alors les théories du grand écart, je m’étais fait exempter de l’armée (…) avant de rejoindre mon ami Vincent qui, depuis trois mois, végétait à l’autre bout du monde, dans le bush néo-zélandais — sa tante, mariée à un pompier kiwi, habitait une maison sur pilotis au milieu des fougères et des pongas géants…

Suivant ses traces jusqu’aux antipodes, j’avais commencé par perdre mon unique bagage entre Washington et Los Angeles (on le retrouverait une semaine plus tard du côté de Dallas), si bien qu’après un périple à travers le Pacifique, j’arrivai en Nouvelle-Zélande vers minuit, les mains dans les poches.

J’avais prévenu Vincent un mois auparavant sans donner de date précise, et de Tahiti n’avais pas réussi à le joindre : il était temps, me dit-il après un moment d’incrédulité, il allait se coucher.

Vincent vint me chercher à moto, une 500 SR qui deviendrait notre canasson au pays du long nuage blanc.

Nous avions vingt ans, aucune attache spécifique en France et une furieuse envie d’en découdre avec le monde. La Nouvelle-Zélande était magnifique, les plages quasi désertes malgré l’été, les prairies d’un vert Manufrance. Seulement après un mois de recherches et autant de baignades solitaires, nous étions passablement démoralisés.

Les portiers des bars maoris nous refoulaient, expliquant qu’on risquait de se faire manger si on entrait, chez les pakehas (Blancs d’origine européenne) la télé braillait sous les yeux amorphes de buveurs peu avenants, les jeunes semblaient n’avoir jamais existé, nulle part, et les jolies filles sur les trottoirs étaient si rares que c’en devenait risible — mal fagotée, grassouillette, la peau laiteuse rougie par le soleil austral, les dents pour ainsi dire sens dessus dessous, la Néo-Zélandaise laissait de glace le Latin de base.

En fait de rencontres, nous côtoyions les insectes du bush, des fous de Bassan et des reines d’Angleterre à chaque coin de rue… De guerre lasse, on commençait à parler d’Australie quand, un lundi midi, nous garâmes notre cheval à moteur devant le Debrett Hotel, et son Corner Bar, que nous prîmes d’abord pour un salon de thé.

Le barman s’appelait Kieren, un jeune homme à l’esprit vif qui étudiait le droit à l’université d’Auckland, mais aussi le mandarin et un peu le français. Éminemment sympathique. Le bar était vide à cette heure : nous commandâmes une bière, puis deux, avant que Kieren ne dégotte une bouteille poussiéreuse du haut de son étagère, une bouteille de Pernod.