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— Vous ne ferez pas ça ! N'avez-vous donc aucune crainte de Dieu

? — Dieu est loin et le château tout près ! Je m'arrangerai avec le Seigneur, quand le moment sera venu. Quelques statues, un ou deux arpents de bonne terre données à une abbaye et je serai aussi pur et aussi immaculé qu'un enfant nouveau-né pour pénétrer dans le royaume des Cieux. Quant à mes menaces, sachez que je ne les formule jamais en vain ! Déshabillez ce garçon et enduisez-le-moi d'huile !

L'un des écorcheurs étouffait sous sa main les cris de Bérenger, mais les yeux du pauvre enfant roulaient affolés, dans leurs orbites.

Catherine ne put supporter l'idée de ce qui allait suivre, si elle ne s'exécutait pas. Le page n'avait à attendre ni merci, ni pitié de ces misérables vomis par l'Enfer. Elle refusa de prolonger son agonie.

— Libérez-le ! dit-elle. Je vais écrire.

Et elle s'assit devant l'écritoire improvisée, tandis que l'on emportait Bérenger évanoui de terreur.

Le message venait de partir. La façon dont on l'avait fait parvenir à destination était simple : un appel de trompe qui fit paraître un guetteur aux créneaux de la porterie, un linge blanc, agité au bout d'une lance pour faire entendre que l'on désirait causer, puis le meilleur archer de la troupe avait placé sur son arc une flèche autour de laquelle la lettre était roulée aussi serrée que possible et liée d'un mince fil de chanvre.

L'homme était habile, son arme puissante. La flèche avait franchi aisément le créneau pour aller retomber sur le chemin de ronde.

Depuis, les hommes du Damoiseau, ainsi envoyés en ambassade, attendaient, au-delà du pont, que le château répondît.

Catherine avait été autorisée à rejoindre le chevet de son époux.

Ayant obtenu d'elle ce qu'il désirait, le chef des Ecorcheurs n'avait plus aucune raison de l'en empêcher.

— Cela vous permettra de lui faire vos adieux et de prier un moment pour le repos de son âme ! lui dit-il en manière de consolation, avec un salut d'un respect exagéré.

Elle ne lui répondit pas. Les nerfs encore secoués par la scène odieuse qu'il venait de lui imposer, elle avait monté l'étroit escalier, traversé une chambre qui ressemblait à la resserre d'un marchand tant on y avait entreposé de butin, franchi le seuil d'une autre chambre assez nue, dont l'ameublement se limitait à un châlit suffisamment vaste pour quatre personnes, un coffre et trois escabeaux.

Les carreaux de parchemin huilé ne laissaient passer qu'une lumière pauvre et une chandelle brûlait sur l'un des escabeaux à la tête du lit où reposait Arnaud.

Mais la première chose que vit la jeune femme fut Gauthier agenouillé sur les petits carreaux rouges du sol et occupé à ranimer Bérenger que l'on avait déposé là sans cérémonie après l'avoir délié.

Le mince visage du garçon était d'une pâleur de cire et il semblait avoir du mal à respirer. Quand la porte grinça, sous la poussée de Catherine, l'étudiant se retourna :

— Passez-moi votre fiole de cordial ! dit-il. Je n'arrive pas à le ranimer. Que lui a-t-on fait ?

Elle le lui dit en tendant le flacon dont Gauthier se saisit avec colère.

— S'il y a une justice au monde, ce misérable devrait mourir dans les pires tortures, mais je n'en connais pas qui soient suffisantes pour lui faire payer ses forfaits. Ce Damoiseau n'a rien d'humain. Oser vous contraindre à trahir vos amis, se servir ignoblement de vous tandis que votre époux est en train de mourir ! Votre époux qui est son frère d'armes !

— Ces gens-là n'ont pas de frère, d'aucune sorte. Le Damoiseau écorcherait sa propre mère s'il y avait un quelconque intérêt.

Elle parlait calmement, d'une voix unie qui paraissait venir de très loin. Elle venait de plonger si profondément dans l'horreur et la souffrance qu'elle n'avait plus tout à fait l'impression de vivre. Les sensations lui parvenaient comme à travers une épaisseur de tissu et son cerveau les enregistrait mal. Il réagissait à retardement. Elle restait debout au milieu de la chambre, les yeux fixés sur le châlit où son époux était étendu, à même une mauvaise paillasse, mais recouvert d'une courtepointe de soie brodée, provenant sans doute du butin des Ecorcheurs et dont le rose agressif jurait avec le décor lugubre, comme un travesti sur un cadavre. La tête enveloppée de linges déjà tachés de sang, Arnaud reposait dans une immobilité si absolue que Catherine le crut mort. Même les ondes douloureuses qui crispaient son menton, tout à l'heure, avaient disparu.

Elle tourna vers Gauthier un regard effrayé, mais il secoua la tête.

— Non. Il n'est pas encore mort. Sa respiration est à peine sensible, mais il vit encore. Je pense qu'il est entré dans cet état d'insensibilité que les Grecs appelaient koma.

Le page, cependant, revenait à la conscience. En reconnaissant Gauthier penché sur lui, son regard vague se fit plus net et il ébaucha un sourire. Mais le souvenir de ce qui s'était passé lui revint d'un seul coup et, avec un gémissement, il se jeta contre la poitrine de son ami et se mit à sangloter spasmodiquement.

L'aîné ne tenta même pas de le calmer. Il savait qu'il est bon parfois de laisser crever les digues après une insupportable tension. Il se contenta de rendre à Catherine le flacon de cordial tout en caressant d'une main affectueuse la tête hirsute de l'enfant.

— Buvez-en un peu vous-même ! conseilla-t-il. Vous en avez grand besoin.

Elle obéit machinalement, porta la fiole à ses lèvres. Le liquide, très fort, lui arracha un frisson et la fit tousser, tandis qu'un ruisseau brûlant descendait à travers son corps. Mais elle se sentit plus vivante et l'esprit plus clair.

— Qu'allez-vous faire ? demanda Gauthier quand les sanglots du page diminuèrent d'intensité.

Elle haussa les épaules :

— Que puis-je faire ?

La porte s'ouvrit à cet instant et le Damoiseau entra dans la chambre. La satisfaction était peinte sui son visage d'archange aux yeux de renard.

— Demain, au lever du soleil, vous pourrez monter au château, Dame ! Vous y serez attendue ! annonça- t-il.

— Demain ?

— Oui. Le jour est gris. La nuit tombera plus tôt que de coutume et, apparemment, vos amis entendent ne courir aucun risque. Ils veulent vous voir approcher en pleine lumière. Je vous souhaite la bonne nuit. On vous apportera de quoi manger tout à l'heure...

Puis, désignant la longue forme immobile sous l'absurde courtepointe rose :

— Quand tout sera fini, avertissez l'un des hommes qui vont passer la nuit à votre porte, afin que je puisse lui rendre mes derniers devoirs. J'occupe la chambre voisine. Ah ! j'allais oublier...

Il rouvrit la porte. Sur le seuil apparut le fantôme noir d'un moine bénédictin, en habit et scapulaire funèbres, le capuchon baissé sur le visage, les mains au fond de ses larges manches. Tout ce qui en lui paraissait humain et terrestre, c'étaient deux grands pieds nus, gris de poussière, qui reposaient entre les courroies de cuir brut de ses sandales.

— Voici le prieur des Bons Hommes de la forêt. Leur ermitage est à moins d'une lieue d'ici. Il a... bien voulu accepter d'aider notre ami à franchir le dernier passage ! Je vous laisse...

Le moine s'avança et, sans regarder personne, se dirigea vers le lit.

Avec cette cagoule baissée qui ne laissait rien voir de ses traits, il était assez effrayant et Catherine péniblement impressionnée se signa en reculant dans l'ombre des rideaux. Il lui semblait voir l'ombre de la mort elle-même s'approcher d'Arnaud pour l'emporter.

Arrivé au pied du lit, le bénédictin regarda un instant le mourant, puis se tourna vers Gauthier qui, après avoir installé Bérenger sur un tabouret, s'approchait de lui.

— Voulez-vous bien tirer ce coffre près du lit ? demanda-t-il à voix basse. J'ai apporté ce qu'il faut pour les derniers sacrements.