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Umbo le gratifia d’un regard guère plus chaleureux. Rigg se demanda bien pourquoi, alors qu’il venait de plaider sa cause. La nature humaine était décidément insondable. Ses récentes lectures l’aideraient peut-être à mieux l’appréhender. L’histoire de Temüdjin et Djamuqa, par exemple, deux frères de sang mongols devenus ennemis jurés à la suite de l’accession du premier au titre de souverain universel : Gengis Khan. Ou comment une si forte amitié pouvait dégénérer en rivalité, jusqu’à la haine meurtrière. S’il pouvait enrayer la chute de celle qui le liait à Umbo au niveau de la simple rivalité, Rigg ne s’en plaindrait pas.

« Cette histoire de lien avec la planète sur laquelle on se trouve me paraît évidente, repartit Olivenko.

— L’apparence est parfois trompeuse, rappela Rigg. De nos décisions dépendent nos destinées. Les traces que je perçois ouvrent des fenêtres sur la vie passée d’humains ou d’animaux liés au Jardin. Mais ces êtres sont nés et parfois morts ici. Miche, Umbo, repensez un instant à notre descente de la rivière, lorsque j’étais prisonnier de cette cabine. J’essayais en vain de me raccrocher aux traces des anciens passagers qui pendaient dans le vide au-dessus de l’eau. Je parvenais tout juste à les effleurer le temps que le bateau passe en dessous. Pourquoi ne pas imaginer des traces flottant dans l’espace dans le sillage du vaisseau ?

— Mais ce pilote, Ram Odin, évoqua Umbo, lui aussi savait manipuler le temps. Il l’a même fait par accident pendant le saut.

— Et le vaisseau s’est retrouvé en dix-neuf endroits différents, poursuivit Rigg. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Qu’en quelques microsecondes, la durée nécessaire aux dix-neuf ordinateurs de bord pour le calcul et l’activation du saut, le vaisseau avait parcouru une distance suffisante dans l’espace pour que l’inconscient de Ram joue avec le temps et envoie tout ce joli monde vers dix-neuf destinations différentes. Comme quoi, avant d’utiliser un tel pouvoir à bord, mieux vaut y réfléchir à deux fois.

— On ne sait rien de tout cela, commenta Olivenko, pas très convaincu.

— Dans le doute, je préfère imaginer le pire, argumenta Rigg. Ma proposition de retour sur Terre avec les Éclaireurs ne sous-entend pas un recours aux sauts temporels en cas de pépin. Il y a peut-être la mort au bout. Mon idée est simplement de tenter le coup. S’ils nous tuent, eh bien… ils nous tuent.

— On peut toujours se rassurer, reprit Olivenko, en se disant que si nous avions échoué, les Messagers auraient envoyé un Livre du Futur informant les Enfants d’Odin de notre échec et leur conseillant de ne pas tenter le coup. »

Param se mit à rire.

« Ils n’ont rien reçu de tel. Super, on a réussi alors ?

— Ou renoncé, hasarda Rigg.

— Ou échoué mais les Enfants d’Odin nous ont caché le livre pour ne pas nous décourager.

— À moins qu’ils n’aient abandonné tout espoir de sauvetage, ajouta Param.

— Plus on discute, intervint Umbo, moins on y voit clair. C’est toute l’impression que ça me fait.

— Restons fidèles à nous-mêmes, prêcha Rigg. Essayons et si ça ne marche pas, faisons machine arrière et recommençons. »

Umbo se leva d’un bond.

« Tu es resté fidèle à toi-même en ne retournant pas sauver mon frère Kyokay ? Il y a peut-être un truc qui n’a pas marché et qu’il faudrait recommencer là, tu ne crois pas ? »

Rigg fut soufflé d’entendre Umbo remettre cette affaire sur le tapis après tout ce temps.

« Je me rappelle que nous nous étions mis d’accord pour ne pas le faire. Cela nous aurait empêché d’apprendre à manipuler le temps.

— Mais aujourd’hui, avec notre maîtrise, nous pourrions réfléchir à un moyen d’amortir sa chute, je ne sais pas…

— Oui, peut-être, hésita Rigg. Un filet à mi-hauteur, ou un aigle géant qui l’attraperait au vol ou un petit geyser à l’arrivée qui le ferait atterrir comme dans du coton. Mais on y réfléchira plus tard si tu veux bien, après avoir sauvé le monde.

— Donc Kyokay s’est sacrifié pour qu’on puisse s’amuser inutilement avec nos pouvoirs ? s’emporta Umbo. C’est ça, que tu es en train de me dire ? Tu sais quoi ? J’aimerais autant aller sauver mon petit frère, histoire que toute cette foutue aventure ne commence jamais !

— Et, poursuivit Param d’un ton amer, toi et ton petit frère pourriez connaître une enfance de rêve, couvés par un papa poule, tandis que je tomberais sous les coups de Mère et du Général Citoyen car Rigg aura oublié de venir me sauver.

— Mais si Citoyen ne capture pas Rigg et ignore qui il est… réfléchit Umbo.

— Hagia Sessamin et son amant nourrissaient de viles intentions bien avant l’arrivée de Rigg, l’arrêta sèchement Olivenko. À l’heure qu’il est, ton père t’aurait certainement déjà donné le coup de trop, Umbo, et la douairière en aurait fait de même avec Param. En admettant le contraire, cela n’aurait pas empêché les Éclaireurs puis les Nettoyeurs de venir nous faire leurs adieux à leur manière. Donc, en gros, ce que tu essaies de nous dire, c’est que quelques années de plus avec ton frère – qui n’aurait pas manqué une autre occasion de se tordre le cou tout seul – valent à elles seules les vies de milliards de personnes. »

Umbo s’enfouit le visage dans les mains.

« J’aimerais juste que tout cela finisse. Depuis quand suis-je responsable ?

— Mais tu ne l’es pas, le contredit Param. Au contraire de Rigg et de moi, qui sommes nés responsables.

— Assez, tempéra Rigg. On ne peut pas recoller tous les morceaux cassés. Chaque saut dans le passé induit le risque d’une nouvelle tragédie. Il faut faire avec. On ne peut pas ressusciter tous les morts, point final. Je suis désolé pour Kyokay, Umbo, et désolé qu’on ne puisse réparer cela sans craindre une succession d’événements imprévisibles. Et encore plus désolé que Param se prenne pour une autre avec ses remarques puantes sur la prétendue responsabilité innée des membres de la famille royale…

— Mais c’est vrai ! s’insurgea la princesse en se levant d’un bond.

— Au moins, il y a du mieux, nota Rigg. Tu ne disparais plus, tu te mets en rogne.

— J’adore ta manière d’apaiser les esprits, le félicita Miche.

— Était-ce Miche ou le crocheface ? questionna Rigg. Bon, écoutez ! Nous avons tous de bonnes raisons de piquer une colère, d’en vouloir à unetelle ou de soupçonner untel, ou que sais-je encore. Le chagrin, la peur, tous les sentiments sont justifiés dans notre cas. Mais si nous commençons à nous haïr les uns les autres, où cela nous mènera-t-il ? Ces pouvoirs, nous les possédons, même s’ils ne sont pas toujours très utiles. Alors s’il existe une chance, même infime, qu’on puisse sauver le monde avec, alors saisissons-la. Si nous échouons, eh bien… fini les querelles, mais si nous réussissons, nous aurons tout le temps de continuer à nous chamailler pour un oui ou pour un non. J’ai aussi ma part de torts, je me sens même tellement seul et sur les nerfs que je passe mes journées et mes nuits à me demander pourquoi mon père n’était pas juste mon père et pas un stupide tas de ferraille, alors ne venez pas me parler de chagrin ou de déception. Flaque manque à Miche. Mon père me manque. Param a vu sa mère essayer de la tuer et Olivenko, son mentor mourir noyé. La liste des choses à réparer est assez longue ou faut-il en ajouter ?