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Il glissa une main dans sa poche et en sortit l’objet escamoté plus tôt, à la lisière du boqueteau.

C’était une pierre. Une gemme, plus précisément. D’une belle teinte bleu ciel, en tous points identique à celle que Rigg avait tenté de vendre à O, et désormais sous clé dans une salle forte d’Aressa Sessamo. Celle-là même qu’Umbo et Miche s’étaient échinés en vain à récupérer pour compléter la collection du jeune prince.

Il ne lui avait pas fallu deux secondes pour la reconnaître, sur son lit de feuilles mortes. Pourtant, il s’agissait forcément d’une autre… mais sortie d’où ? Umbo tendit le bras et l’observa aux rayons du Grand Anneau.

L’examen visuel ne fit que confirmer la similitude de taille et de couleur avec celle échappée du lot de Rigg ; un constat déjà établi au premier coup d’œil, ceci dit. Umbo soupesa la pierre. Son poids semblait correct. Il la croqua, l’examina sous toutes les coutures : sa dureté et la qualité de son polissage n’avaient rien à envier aux autres.

Le jeune cordonnier la rangea à la ceinture, roula sur le dos et se repassa le film de sa découverte. La pierre n’était pas tant enfouie dans le tas de feuilles mortes que posée dessus. Bien en évidence, comme par un fait exprès.

Mais par qui ? Rigg soutenait mordicus qu’aucun humain ne s’était approché de ces arbres depuis des millénaires. La pierre ne serait jamais restée sur son écrin si longtemps – elle aurait fini recouverte par des mètres d’humus et de terre.

L’absence de traces pouvait également suggérer l’implication d’un intraçable, comme Vadesh ou Ram. Mais pourquoi s’embêter à la déposer là quand ils pouvaient la remettre directement à Rigg ?

S’agissait-il d’une mise à l’épreuve, d’une manière de test ? Encore fallait-il anticiper leur ordre de passage, et la position exacte d’Umbo à son entrée sous le bosquet. Et quand l’auraient-ils déposée ? Incognito, qui plus est. De la ville aux arbres, le terrain était à découvert. Aucune empreinte, aucun signe ne trahissait le moindre passage : toutes les feuilles étaient à leur place, comme au jour de leur chute.

Et pourquoi cette pierre et pas une autre ? Les probabilités qu’il s’agisse de celle transportée et mise en vente par Rigg étaient quasi nulles, mais la ressemblance interpellait. À croire que Vadesh disposait de sa propre collection de dix-neuf pierres identiques. Ceci dit, il lui aurait fallu avoir le nez sacrément creux pour piocher la bonne. Rigg avait déballé son lot pour qu’il puisse les voir, mais d’ici à identifier la seule manquante au premier coup d’œil…

« Tu dors ? » souffla une voix au-dessus de lui.

Umbo ne bougea pas. Il sentit son pouls s’emballer. Olivenko. Comment avait-il pu se faufiler jusqu’ici sans se faire remarquer ?

« C’est ton quart », indiqua le garde.

Merci pour le rappel, râla Umbo intérieurement. Il avait dû s’assoupir, d’où sa surprise à l’apparition d’Olivenko. À force de cogiter, son tour de somme avait été sérieusement rogné – il se sentait tout sauf reposé.

Il se leva, les paupières gonflées de fatigue. Miche, qui avait le sommeil léger, s’agita comme à chaque changement de quart. De leur côté, Rigg et Param faisaient leur nuit. D’un sommeil royal.

Plutôt déplacé, s’en voulut Umbo. De tous les dormeurs, les monarques étaient certainement les plus à plaindre. Tout le monde voulait leur mort : ennemis jurés, seigneurs jaloux, frères et sœurs régicides…

Jusqu’à quel sommet de stupidité ma jalousie me conduira-t-elle ?

« Parle-moi, poursuivit Olivenko. Si tu dors debout, ton tour de garde va être joli. »

Umbo se frotta les yeux et s’étira comme un chat.

« Je suis réveillé, bâilla-t-il.

— Prouve-le-moi en allant te dégourdir les jambes, lui ordonna Olivenko. Tu n’as rien dormi. J’aurais préféré te laisser tranquille, mais bon… c’est ton quart. »

Et impossible de le faire sauter sans réveiller ces messieurs dames de la royauté.

Ça suffit, se sermonna Umbo. Ce n’est plus drôle.

Il sortit du bosquet à vive allure, indifférent au raffut de ses pas dans le matelas de feuilles mortes. Il déboucha dans un doux pâturage où ses foulées se feutrèrent ; la brise y soufflait librement, sans arbres ni feuillage pour contrarier sa course.

Quels animaux pouvaient bien garder le pré si ras ? Et pourquoi n’y étaient-ils pas rattroupés à cette heure, leurs museaux couverts de crochefaces ?

À moins que ce ne soit Vadesh qui assure la tonte. En la broutant. Qui sait de quoi ces machines sont capables, quand elles ont un projet en tête ?

Umbo fit le tour du boqueteau ; une petite trotte, malgré les apparences. Son circuit, bien au large de l’orée, le mena à flanc de pente, du côté de la ville. Il prit conscience de la bêtise de ses errements au son des premiers gargouillis de l’eau. Il avait perdu de vue les dormeurs. Tout juste apercevait-il la cime des arbres au-dessus de leurs têtes. Mais s’approcher aussi imprudemment du ruisseau… et s’il trébuchait la tête la première dans ce vivier à crochefaces ?

Comme par hasard, sa jambe gauche s’enfonça au même instant dans un trou bourbeux masqué par les hautes herbes. Il fit un bond en arrière comme pour esquiver un mauvais coup de faux. Par instinct… mais aussi peut-être en vain. Car si une larve de crocheface l’y attendait, il était fait.

Il remonta la pente à toutes enjambées jusqu’au taillis, jusqu’à ce que la silhouette de Miche se détache au clair de lune. Il s’assit et se palpa frénétiquement les jambes et les pieds. Rien, à part quelques inquiétants brins d’herbe mouillés et tenaces, sur son pied droit et ses mains. À la lumière du Grand Anneau, en cette nuit dégagée, une ultime inspection finit par le rassurer : aucun parasite ne semblait en route pour son cerveau. Aucun de taille perceptible du moins… Et en espérant qu’ils ne rampaient pas sous la peau.

Umbo souffla un bon coup et se leva pour la suite de ses aventures. À distance de sécurité du camp, cette fois.

Impossible de boucler son tour par le nord – en fait de « bosquet », ils avaient pris place à la pointe d’une péninsule, à l’extrémité sud d’une vaste forêt. Le sommet de la colline les avait induits en erreur, en masquant les arbres qui s’étendaient au-delà.

On croit toujours savoir où et face à quoi l’on se trouve et soudain, boum ! tout vole en éclats, nos certitudes, nos stupides hypothèses, car oui, quelle stupidité d’avoir… Les mots du Voyageur résonnèrent dans sa tête, interrompant ses digressions : « Les hypothèses n’ont rien de stupide, elles sont la base même de notre raisonnement. Elles accélèrent nos prises de décision, contrairement aux animaux. Eux ne voient que ce qu’ils voient. »

Umbo traversa le bois au plus court en fendant le lit de feuilles mortes des tibias, comme s’il avait pataugé dans une rivière. Il finit par rejoindre le premier pâturage. La ville s’étendait au loin, sur sa gauche cette fois, bien plus distante, mais plus haute aussi, que les arbres à main droite. Il s’arrêta un instant pour contempler les tours, intrigué par le sort de ses habitants, se demandant si Vadesh se tenait à l’intérieur de l’une d’elles, le regard tourné vers l’extérieur, vers lui peut-être.

Le sacrifiable se posait-il autant de questions que lui ? Ni lui ni Ram ne semblaient jamais hésitants. Même leurs doutes, ils les exprimaient avec aplomb. Alors qu’Umbo… il doutait jusqu’au pourquoi du comment de ses interrogations.

Vadesh avait affirmé ne pouvoir prédire l’avenir avec certitude. Il pouvait citer un milliard de choses que les humains seraient susceptibles de faire à leur arrivée dans le Jardin, s’ils y arrivaient, mais lesquelles se réaliseraient… il n’en avait pas la moindre idée, d’après ses propres dires ! La même logique ne s’appliquait-elle pas aux futurs actes d’Umbo, de Rigg et des autres ? Voilà pour toi matière à méditer, le sacrifiable.