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Nous sommes imprévisibles, même pour lui, songea Umbo. Cette pensée lui mit un peu de baume au cœur. Nous sommes ses pantins, il se joue de nous et nous cache des choses, à la fois par manque de visibilité et dans un but précis. Mais lequel, mystère.

Voilà la clé de ses manigances. Il a besoin de nous, donc il nous manipule. Il veut nous amener à faire une chose d’une importance telle que le plus grand secret s’impose. Mais pourquoi ne pas nous dire simplement ce qu’il veut ? Sans doute par crainte d’essuyer un refus. Par anticipation, même. Mieux vaut pour lui nous abuser. Jusqu’au point de non-retour.

Comme Rigg, en nous mettant face au Mur.

À la seule différence que Rigg n’a rien d’un manipulateur.

Ou alors, je le connais mal.

Umbo pencha la tête en avant. Il se gratta le front nerveusement. Rien à faire, voilà que je me remets à le soupçonner. Encore un coup de Vadesh.

Il entendit des bruits de pas… légers, ceux de Param.

« Ce n’est pas encore à toi, lui lança-t-il. Je commence à peine. »

Elle continua à s’approcher.

« À peine depuis une heure, si mon horloge interne n’est pas déréglée, sourit-elle.

— Dans ce groupe, j’ai peur qu’on soit tous un peu déréglés au niveau du temps…

— Je ne trouvais pas le sommeil. »

Param accompagna alors ses paroles d’un geste insensé : d’un bras, elle entoura les épaules d’Umbo. Il sentit une douce chaleur l’envahir. Il en frissonna.

« Tu as froid, observa-t-elle.

— Moins qu’avant », répliqua Umbo. Pressentant le caractère un brin donjuanesque de sa remarque, il tenta de corriger immédiatement le tir. « Enfin, je veux dire, moins qu’après m’être embourbé près du ruisseau…

— Le ruisseau ? Tu es allé là-bas ? s’exclama Param, incrédule.

— Un accident, bredouilla Umbo. C’était un vrai marécage et…

— Tu aurais dû…

— Je me suis bien essuyé les jambes et les pieds, il n’y avait rien.

— Mais il a dit que ces trucs étaient tout petits dans l’eau… »

Rêvait-il ou étaient-ils en train de se chicaner ? Ce n’était pas le moment.

« Écoute, si j’ai mis le pied dans l’eau et qu’un de ces parasites de crocheface en a profité, alors c’est trop tard, voilà. Si tu crois que ça me fait rire.

— Il va prendre les commandes de ton cerveau, lui rappela Param.

— Ça tombe bien, le siège est libre », tenta d’ironiser Umbo. Mais la blague sonna comme un vulgaire apitoiement sur soi-même.

Param eut la bonté de ne pas le rassurer : cela l’aurait achevé.

« Peut-être qu’en parler au barbailé te ferait du bien.

— Peut-être qu’on va s’entendre comme larrons en foire tous les deux, ajouta Umbo. Pour une fois que je me fais un super copain, il faut qu’il ait quatre pattes, des plumes et ne baragouine pas un mot de ma langue.

— Il n’y a pas plus fidèle ami qu’un quadrupède muet », commenta Param.

Était-ce de l’amertume qu’il perçut dans sa voix ?

« Toi, tu n’as jamais essayé de faire ami-ami avec un chat.

— Ah oui, les chats, je les avais oubliés, ceux-là… »

Elle posa tendrement la tête contre son épaule.

« Je peux comprendre la motivation de Rigg pour venir me sauver. C’est mon frère. Mais toi… sur ce rocher, à mes côtés, tu as maintenu les autres dans le passé au péril de ta vie. Et pourtant tu ne leur dois rien, ni à Rigg, ni à Miche, ni à Olivenko. Ils ne sont même pas de ta famille.

— Je dois plus à Rigg qu’à n’importe qui d’autre.

— S’il n’avait pas levé le bras pour que tu le ramènes dans le présent…

— J’aurais attendu qu’il le fasse.

— Tu ne craignais pas que les hommes de Mère te tuent ?

— Si, bien sûr. S’ils l’avaient fait, Rigg et les autres seraient restés prisonniers à jamais du passé, frémit Umbo.

— Et moi, alors ? » sourcilla Param.

Umbo, conscient de son impair, hocha la tête d’un air abattu.

« La galanterie et moi… Toi, je savais que tu t’en tirerais.

— Et moi, je craignais le pire pour toi. Je n’avais qu’une envie : t’attraper et te faire disparaître. Mais c’était signer l’arrêt de mort de mon frère.

— Tu m’as sorti de là à la seconde où je les faisais revenir dans le présent, se remémora Umbo.

— Une petite voix n’arrêtait pas de me crier “Mais pousse-le de ce rocher !” sourit Param.

— Tu m’as sauvé la vie.

— Je nous ai presque tués tous les deux, tu veux dire, frissonna Param. Mère et ses soldats ont eu le temps de tout anticiper. Ils savaient que nous ne pouvions changer de direction en plein vol. Si tu ne nous avais pas reculés d’une semaine…

— Mais c’est ce que j’ai fait !

— J’ai sauté sans réfléchir.

— Tu n’avais pas le choix. Tu as choisi le bon moment pour nous sauver.

— Et toi, tu nous as sauvés juste après.

— Si je comprends bien, chacun de nous a sauvé la vie de l’autre », résuma Umbo.

Il s’écarta brusquement de Param puis lui fit face.

« Ma sauveuse », lâcha-t-il, content de sa blague.

La même idée avait dû traverser la tête de la princesse car, au moment, jaillirent de sa bouche les mêmes mots, ou presque : « Mon sauveur. » Sans sarcasme aucun. Ou alors, d’une sincérité telle qu’ils en devinrent criants de vérité.

Sarcasme ou pas, Umbo réagit comme toujours dans ces moments-là : en se braquant.

« Ne compte pas sur moi pour rejouer les héros de sitôt. D’autres sont meilleurs que moi à ce jeu-là. »

Param feignit de le souffleter telle une princesse outrée – en lui tapotant la joue du bout des doigts.

« “Surtout, ne me remerciez pas.” C’est ça ? »

Umbo lui lança un regard vide, l’air absent – son esprit vagabondait déjà à mille lieues de là. Elle l’avait pris par le bras, avait posé la tête sur son épaule, plaisanté avec lui, l’avait remercié, lui avait jeté des fleurs. L’avait appelé son sauveur, même sur le ton de la blague. Et maintenant, voilà qu’elle le taquinait. Que demander de plus ? Il se reprit rapidement, trop content de pouvoir continuer à boire ses paroles et participer à cette douce discussion.

« Remercie-moi tant que tu veux, au contraire. À condition que je puisse te remercier en retour.

— Le plus beau, dans mes retrouvailles avec mon frère, sourit Param, a été de découvrir que j’héritais en même temps de tous ses amis. »

Amis. Le mot était lâché. Elle le taquinait comme on taquine un ami.

« Ce qui dépasse de loin tout l’héritage que je pourrais attendre de ma mère, grinça-t-elle en détournant le regard vers la ville. Quelle désolation, cet endroit. Tant de majesté laissée à l’abandon. Tout ce travail, toutes ces merveilles, et personne pour en profiter.

— Peut-être ont-ils fui, suggéra Umbo. Peut-être sont-ils morts.

— Crois-moi, ils sont morts, trancha Param. Je me rappelle ma détresse au décès de Papa. Je n’étais pas là lorsque c’est arrivé, contrairement à Olivenko, mais je l’aimais plus que personne. Quand nous avons appris sa noyade, Mère m’a pris par les épaules et m’a dit “Tout le monde finit par mourir, mais chacun l’un après l’autre, ce qui laisse toujours une personne derrière. Sois heureuse d’être celle-là aujourd’hui.” C’est ce jour-là qu’elle m’a dévoilé son vrai visage. Le visage d’une femme parfaite ; parfaite d’égoïsme. Parfaitement dévouée à la Tente de Lumière. Jusque-là, c’était à sa fille qu’elle avait fait semblant de se dévouer. Mais j’ai compris alors que, si je venais à mourir, Mère ressentirait exactement la même chose qu’à la mort de Père.