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Elle ne savait pas jusque-là que ces sorciers formaient des guerriers et faisaient cas de la force et de l’adresse. Elle avait bien entendu parler de leurs tournois de lutte, pourtant elle se les était toujours représentés comme des bossus, des araignées à peine humaines penchées dans leurs antres ténébreux sur leurs tours de potier, occupés à fabriquer les poteries délicates et la pierre transparente qui allaient échouer dans les tentes des hommes. Que savait-elle sur ces gens-là ? Des racontars, des rumeurs, tout cela par bribes : on disait d’un chasseur qu’il avait « une veine de Hors Venu » ; une certaine terre avait nom « minerai de sorcier » parce que les sorciers la prisaient et se la procuraient par échanges – des choses de ce genre, et c’était tout. Depuis bien avant sa naissance, les hommes d’Askatévar s’aventuraient à l’est et au nord de leur Terre. Mais elle n’avait jamais aidé, à engranger la moisson dans les magasins situés en dessous des hauteurs de Tévar ; elle n’était donc jamais, jusqu’à cette phase lunaire, venue à cette marche de l’ouest où tous les hommes d’Askatévar se rassemblent avec familles et troupeaux pour bâtir la Cité d’hiver sur les greniers enterrés. En fait, elle ignorait tout de cette race venue d’un autre monde, et, lorsqu’elle s’aperçut que le lutteur victorieux, le jeune homme svelte appelé Jonkendy, la dévisageait effrontément, elle tourna la tête et eut un mouvement de recul fait de peur et de répugnance.

Il s’avança vers elle, son corps nu, très brun, luisant de sueur.

— Vous venez de Tévar, n’est-ce pas ? demanda-t-il en langue humaine mais en prononçant de travers la moitié des mots. Heureux de sa victoire, frottant ses bras agiles pour en ôter le sable, il sourit à Rolerie.

— Oui.

— Que pouvons-nous faire pour vous être agréable ? Nous sommes à votre service.

Ils étaient naturellement trop près l’un de l’autre pour qu’elle pût le regarder, mais le ton de sa voix était à la fois amical et moqueur. C’était une voix très jeune ; sans doute, pensa-t-elle, était-il plus jeune qu’elle-même. Elle n’allait pas permettre à ce blanc-bec de se moquer d’elle.

— Je veux aller voir ce roc noir sur les sables.

— Allez-y. La chaussée est ouverte.

Il semblait vouloir scruter son visage baissé. Elle se détourna de lui davantage.

— Si quelqu’un vous arrête, dites que c’est Jonkendy Li qui vous y envoie, dit-il… Ou bien dois-je vous accompagner ?

Elle ne daigna même pas répondre à cette suggestion. La tête haute et les yeux baissés, elle se dirigea vers la rue menant de la grand-place à la chaussée. Ils verraient bien qu’elle n’avait pas peur, tous ces faux hommes noirs avec leurs grands sourires niais.

Personne ne la suivit. Elle semblait passer inaperçue de ceux qui la croisaient. Lorsque, après avoir longé un bout de rue, elle atteignit les grands piliers de la chaussée, elle jeta un coup d’œil derrière elle et s’arrêta.

Ce pont immense, c’était comme une chaussée faite pour des géants. Du haut de la crête il lui avait paru fragile, enjambant champs, dunes et sables au rythme léger de ses arches ; mais elle voyait maintenant qu’il était assez large pour que vingt hommes pussent y marcher de front et qu’il menait droit aux portes noires, qui se dessinaient dans le lointain, du grand roc hérissé d’une tour. Aucun parapet au bord de la chaussée, rien ne protégeait d’une chute dans le vide. Comment pouvait-on marcher là-dessus, c’était inconcevable. Pour sa part, elle en était incapable, et ce pont n’était pas fait pour être foulé par des pieds humains.

Une rue latérale la conduisit à une porte s’ouvrant à l’ouest dans les remparts de la cité. Pressant le pas, elle longea de grands parcs et étables à bestiaux qui étaient vides et sortit de la ville. Son intention était d’en contourner les murs et de retourner chez les siens.

Mais elle eut alors une nouvelle impulsion. Les falaises étaient relativement basses en cet endroit, et à leur pied des champs paisibles dorés par le soleil de l’après-midi étalaient leur tapis chamarré ; plus loin, au-delà des dunes, s’étendait la vaste plage de sable. Ne pourrait-elle y trouver de ces longues fleurs de mer vertes que les femmes d’Askatévar rangeaient dans leurs bahuts afin de s’en faire, les jours de fête, des guirlandes pour leur chevelure ? Elle respira l’odeur étrange de la mer. Jamais elle n’avait foulé le sable d’une grève. Le soleil était encore assez haut. Elle descendit un escalier taillé dans la falaise, traversa des champs, franchit des digues et des dunes, puis se mit à courir pour gagner enfin les sables plats et luisants qui s’étendaient à perte de vue en direction du nord, de l’ouest et du sud.

Le vent soufflait, un faible soleil brillait. Très loin vers l’ouest elle entendait un bruit continu, comme une voix puissante et lointaine dont le vaste murmure était un bercement. Ferme et plat, le sable s’étalait sans fin sous ses pas. Elle courut pour le plaisir de courir, s’arrêta et, riant de joie, regarda les arches de la chaussée dont la marche géante et solennelle côtoyait la minuscule ligne vacillante de ses propres traces de pas ; puis elle se remit à courir et s’arrêta bientôt, cette fois pour ramasser les coquillages argentés à demi enfouis dans le sable. Colorée comme une poignée de galets de teintes variées, la cité des Hors Venus se juchait derrière elle sur la falaise. Elle finit par se lasser du vent saumâtre, de l’espace et de la solitude, mais elle était déjà presque au niveau du Roc, dont la tour d’un noir profond se dressait entre elle et le soleil. Cette tour projetait une ombre allongée où sévissait un froid traître. Frissonnante, Rolerie se remit à courir pour sortir de l’ombre, en s’éloignant de la masse noire du Roc. Elle voulait savoir jusqu’où le soleil allait s’abaisser, jusqu’où il lui faudrait courir pour voir les premières vagues de la mer.

Une voix basse et profonde portée par le vent résonna à ses oreilles. C’était comme un appel, un appel étrange et urgent ; elle s’arrêta et, prise de peur jusqu’à la nausée, regarda le grand îlot noir qui s’élevait au-dessus des sables. Était-ce lui, était-ce ce haut lieu de la sorcellerie qui l’appelait ?

Sur la chaussée sans garde-fou, penchée au-dessus d’un des piédroits enfoncés dans le Roc, une silhouette noire, au loin tout là-haut, lui lançait des appels.

Elle voulut fuir, s’arrêta, se retourna. L’épouvante la gagnait. De nouveau elle fut tentée de courir, mais elle en fut incapable. Vaincue par la peur, elle ne pouvait remuer ni bras ni jambes ; elle était secouée de tremblements, les oreilles remplies d’un grondement assourdissant. Le sorcier de la tour noire tissait sa magie autour d’elle, telle une araignée sa toile. Lançant les bras vers elle, il répéta son appel impérieux, ces mots qu’elle ne comprenait pas, affaiblis par la distance comme le cri d’un oiseau de mer porté par le vent – staak ! staak ! Le mugissement qui lui emplissait les oreilles s’amplifia, et elle se laissa tomber sur le sable.

Puis, tout à coup, elle entendit une voix claire et calme lui dire, comme à l’intérieur de sa tête : « Cours. Lève-toi et cours. Vite, vite, cours vers l’île ! » Par un réflexe immédiat elle se leva, courut. La voix tranquille se fit entendre de nouveau pour la guider. Sans rien voir, essoufflée jusqu’à en suffoquer, elle atteignit l’escalier noir taillé dans le roc, mais elle avait à peine la force d’y grimper. À un angle de l’escalier elle vit une forme noire courir à sa rencontre. Elle lui tendit la main. Guidée, tenue ou traînée, elle put monter une volée de marches de plus et fut ensuite relâchée. Les jambes lui manquèrent et elle tomba contre le mur. La forme noire la saisit, l’aida à reprendre son aplomb et lui parla tout haut avec la voix qu’elle avait entendue à l’intérieur de son crâne : « Regarde », dit-il, « elle arrive. »