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— Grand Ancien, il nous faudra cette fois-ci des portes bien solides. Tlokna avait des remparts, des portes, des hommes en armes. Elle n’a plus rien de tout cela. Ce n’est pas une rumeur. Des hommes de Landin étaient là voici dix jours ; ils surveillaient les frontières de cette Terre pour y voir arriver les premiers Gaal. Mais les Gaal arrivent tous en même temps.

— Autreterre, j’écoute… Écoute maintenant. Il arrive que des hommes prennent peur et fuient devant l’ennemi avant même de l’avoir vu. On entend une chose et puis une autre. Mais je suis vieux. J’ai vécu deux automnes, j’ai vu venir l’hiver, j’ai vu les Gaal marcher vers le midi. Je vais te dire la vérité.

— J’écoute, dit l’étranger.

— Les Gaal habitent au nord, au-delà des plus lointaines Terres habitées par des hommes qui parlent notre langue. Ils ont là-bas, dit-on, de grandes pâtures d’été au pied de montagnes dont les hauteurs portent des rivières de glace. Après la mi-automne, le froid et les animaux des neiges commencent à envahir leurs glèbes, venus du grand Nord où c’est toujours l’hiver ; comme les bêtes, les Gaal émigrent vers le sud.

« Ils emportent leurs tentes mais ne bâtissent pas de cités, ne font pas provision de grain. Ils traversent la Terre de Tévar lorsque les étoiles de l’Arbre se lèvent au couchant et avant que n’apparaisse l’étoile des Neiges, au moment où l’automne va faire place à l’hiver. S’ils tombent sur des familles qui voyagent sans protection, des camps de chasseurs, des troupeaux ou des cultures qui ne sont pas défendus, ils tuent et volent. S’ils voient une Cité d’hiver toute construite et des hommes en armes sur ses murs, ils passent en brandissant leurs lances et en braillant, et nous envoyons aux derniers de la troupe quelques flèches dans les fesses… Ils vont encore très loin et ne s’arrêtent que beaucoup plus au sud ; certains disent qu’il fait plus chaud là où ils passent l’hiver – qui sait ? Mais c’est ça, la Sudaison. Je l’ai vue de mes yeux, Autreterre, j’ai vu les Gaal retourner vers le nord au moment du dégel, quand revivent les forêts. Ils n’attaquent pas les cités de pierre. Ils sont comme l’eau, une eau qui coule bruyamment : la pierre la partage et ne bouge pas. Et Tévar, c’est de la pierre ! »

Le jeune Hors Venu resta à méditer la tête basse assez longtemps pour que Wold pût un moment porter le regard droit sur son visage.

— Tout ce que vous dites, Grand Ancien, c’est la pure vérité ; les choses se sont toujours passées ainsi dans le passé. Mais… les temps ont changé. Je suis un guide parmi mon peuple comme vous en êtes un parmi le vôtre. Si je viens à vous, c’est en chef qui s’adresse à un autre chef pour l’appeler à l’aide. Croyez-moi, écoutez-moi, nos deux peuples doivent s’entraider. Il est chez les Gaal un grand homme, un chef qu’ils appellent Kouban ou Koban. Il a uni toutes leurs tribus pour en faire une armée. Les Gaal ne se contentent plus de voler des hann égarés sur leur chemin, ils assiègent et capturent les Cités d’hiver de toutes les Terres qui bordent la côte, ils tuent les printanés, réduisent leurs femmes en esclavage et laissent des guerriers dans chaque cité pour la tenir sous leur coupe pendant tout l’hiver. Le printemps venu, lorsque les Gaal repartiront vers le nord, ces guerriers resteront ; et ces territoires seront à eux – ces forêts, ces champs, ces glèbes d’été, ces cités et tous leurs habitants… ceux qui auront survécu…

Le vieillard détourna les yeux un moment, puis dit d’un ton pesant, irrité :

— Tu parles, je n’écoute pas. Tu dis que mon peuple sera battu, exterminé, réduit en esclavage. Nous sommes des hommes et tu es un Hors Venu. Réserve tes sombres paroles au sombre destin de ta propre engeance.

— Si les hommes sont en danger, nous sommes encore plus en danger. Savez-vous combien nous sommes maintenant à Landin, Grand Ancien ? Moins de deux mille.

— Si peu ? Que sont devenues vos autres villes ? Ton peuple était établi plus au nord sur la côte, au temps de ma jeunesse.

— Fini, tout cela. Les survivants sont venus à nous.

— Guerres ? Maladies ? Mais vous n’avez pas de maladies, vous autres, Hors Venus.

— Il est difficile de survivre en un monde pour lequel on n’est pas fait, dit Agat, lugubre et laconique. En tout cas, nous sommes peu nombreux, c’est notre faiblesse : nous sollicitons l’alliance de Tévar lors de la venue des Gaal. Et ils viendront d’ici moins de trente jours.

— Et même plus tôt, s’il y en a déjà à Tlokna. Ils sont en retard, la neige va tomber d’un jour à l’autre. Ils doivent se hâter.

— Non, ils ne se hâtent pas, Grand Ancien. Ils viennent lentement parce qu’ils arrivent tous ensemble – ils sont cinquante, soixante ou soixante-dix mille !

Wold eut soudain une horrible vision : il vit une horde interminable défilant en rangs serrés et franchissant les cols des montagnes sous la conduite d’un grand chef à tête plate comme une dalle, il vit les hommes de Tlokna – ou était-ce ceux de Tévar ? – gisant massacrés sous les murs détruits de leur cité, et la glace qui formait comme des dards sur le sang bourbeux… Il secoua la tête pour chasser ces visions. Que lui était-il arrivé ? En silence il se mâchonna les lèvres un moment.

— Eh bien, je vous ai entendu, Autreterre.

— Pas complètement, Grand Ancien. »

Muflerie de barbare, pensa Wold ; mais après tout, c’était un être d’un autre monde et un chef parmi les siens, il le laissa donc poursuivre son discours.

« Nous avons le temps de nous préparer. Si les hommes d’Askatévar font alliance avec ceux d’Allakskat et de Pernmek et s’ils acceptent notre aide, nous pouvons nous constituer une armée puissante. Si nous attendons les Gaal avec cette armée sur la frontière nord de vos trois Terres, alors la Sudaison pourrait bien, plutôt que d’affronter de telles forces, dévier de son chemin et descendre les pistes de montagne dirigées vers l’est. Deux fois dans le passé, ils ont ainsi, d’après nos annales, pris la direction du Levant. Puisque la saison est avancée, le froid déjà vif et qu’il ne reste guère de gibier, il se peut que les Gaal s’écartent de leur chemin et filent sans s’arrêter s’ils rencontrent des hommes prêts à se battre. Si je vois juste, Kouban n’a d’autre tactique que la surprise et la force du nombre. Nous pouvons le déjouer.

— Les hommes de Pernmek et d’Allakskat sont maintenant dans leurs Cités d’hiver, comme nous-mêmes. Tu ne connais donc pas encore les usages des hommes ? On ne fait pas la guerre en hiver !

— Eh bien, dites-le aux Gaal, Grand Ancien ! Faites comme vous voudrez, mais croyez-moi ! »

Le Hors Venu se leva, impulsivement, mû par l’intensité de sa plaidoirie et de sa mise en garde. Wold eut pitié de lui, c’était là un sentiment qu’il éprouvait souvent à l’égard des jeunes gens qui ne savent pas encore quel gâchis la vie fait continuellement de nos passions, de nos projets, de nos existences, de nos actions, tout cela broyé entre le désir et la crainte.

— Je t’ai entendu, dit-il avec une bonté à tout crin. Les Anciens de mon peuple entendront ce que tu m’as dit.

— Dans ce cas, puis-je venir demain pour savoir…

— Demain, après-demain…

— Il reste trente jours, Grand Ancien, trente jours au plus !

— Autreterre, les Gaal viendront et repartiront. L’hiver viendra et restera. Si un guerrier revient chez les siens pour y trouver une maison inachevée quand la terre se fait glace, à quoi cela l’avancera-t-il d’avoir été victorieux ? Quand nous serons prêts à affronter l’hiver, il sera temps de penser aux Gaal… Rassieds-toi donc un moment. De nouveau, il sortit laborieusement de sa blague un grain de gésine pour la dernière bouffée. « Ton père s’appelait Agat, lui aussi ? Je l’ai connu dans ma jeunesse. Et une de mes vauriennes de filles m’a raconté qu’elle t’avait rencontré alors qu’elle se promenait sur les sables. »