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« Karolides » était le nom d’un charismatique homme d’État grec qui a presque réussi à unifier les Balkans, au milieu du XXe siècle. S’il y était parvenu, l’Allemagne n’aurait peut-être pas précipité l’Europe et le monde dans la Seconde Guerre mondiale. Mais il a été assassiné, et la région des Balkans s’est désagrégée. Et depuis, lorsqu’on parle de fractionnement politique, le terme le plus utilisé est celui de « balkanisation ».

S’il surgissait un nouveau Karolides parmi les actionnaires de l’Agence Touristique Planétaire –une hypothèse improbable mais pas impossible–, tout le monde sait quel triste sort lui réserveraient les vrais maîtres de la planète.

La politique est inexorable. Diviser pour mieux régner.

L’ENTRETIEN D’APTITUDE

« Nous allons commencer. Pouvez-vous vous identifier ? Vos nom et prénom, s’il vous plaît. »

Oh, je suis devenu scientifique totalement par hasard. Bien que je dispose de ce qu’ils appellent des « capacités exceptionnelles », j’aurais pu mourir sans que le monde ne s’en rende compte, sans cet incident béni.

Mais laissez-moi vous raconter toute l’aventure. J’ai l’impression que nous avons le temps et l’histoire de ce qui est arrivé ce jour-là en vaut la peine…

J’avais quatorze ans lorsque le système d’équilibre antigrav de cet aérobus s’est détraqué en plein vol. Précisément au moment où celui-ci passait au-dessus de mon village natal, Baracuya del Jiqui, dans les montagnes de la Sierra Cristal… En fait, c’est plus une bourgade qu’un village.

Les deux professeurs du Centre des Hautes Études physico-mathématiques qui voyageaient dans le véhicule ont dû avoir la trouille de leur vie… Le pilote n’a eu d’autre choix que de tenter un atterrissage d’urgence avec son aérobus qui se balançait comme un canard ivre. Mais nous avons eu de la chance : il s’est posé sur l’esplanade devant la maison où mes frères et moi avions l’habitude de jouer au baseball.

Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions en train de parlementer. Mon frère Romualdo venait de s’enfuir de la maison et, sans lui, nous n’étions plus que six garçons et trois filles. Et aucune équipe ne voulait prendre la petite Gisela, qui n’aurait pas touché une pastèque avec une planche à repasser. Ils ne me voulaient pas non plus : bien que je jouais correctement, ils disaient que j’avais du vent dans la tête. Et j’étais le plus jeune.

Lorsque le véhicule s’est immobilisé, mes trois sœurs avaient déjà couru vers la cuisine pour rejoindre ma mère, comme le leur avait appris mon père. Pour lui, les femmes décentes doivent se cacher lorsque des étrangers se présentent. Deux de mes frères – Hermenegildo et Esbertido – et moi, qui étions encore des enfants, sommes allés grimper sur le moteur encore chaud de l’aérobus. Nous avions déjà vu des appareils comme celui-là, mais jamais d’aussi près.

Après les avoir salués et leur avoir offert du bacan,(2) du casabe(3) et du pru(4) qu’ils n’ont pas voulu goûter, mon père et mes frères aînés ont tenté d’expliquer au pilote, aussi grand et maigre qu’un poteau, et aux deux docteurs qu’ici il n’y avait ni centre commercial ni réparateur susceptible de leur fournir des équilibreurs antigrav de rechange, ni d’holo-réseau ou autre moyen de connexion informatique avec l’extérieur. Et que le plus rapide pour communiquer avec la ville un peu plus importante de Songo Très Palmeras, était la jument du vieux Robustiano, parce que les pigeons voyageurs de Segismundo, mon oncle, étaient à demi crevés à cause du coryza et des averses du mois passé…

Le pilote – qui s’appelait Larsen – a ouvert le compartiment moteur, trifouillé un peu, prononcé une vingtaine de mots, soupiré, et conclu qu’il n’y avait pas grand-chose à faire… Ensuite, il a accepté de manger du casabe et du bacan, et il a bu du pru et du café fort de montagne qu’avait apporté mon père.

Comme il avait oublié de refermer le capot du compartiment moteur, je me suis glissé dessous et j’ai commencé à fouiner. Tout était propre, huilé avec une graisse transparente qui sentait bon, pas comme la graisse de veau puante que mon père m’envoyait jeter dans les rouages du moulin à canne à sucre et sur les axes de la charrette pour éviter qu’ils ne se grippent. Tout me semblait parfait… à l’exception du système d’équilibre antigrav – dont j’ai appris le nom après coup.

Quelque chose me paraissait bancal. J’ai toujours été doué avec les outils et j’adorais réviser et fabriquer des choses. Et comme j’étais le plus jeune, c’était mon rôle d’aiguiser les haches, les machettes et les socs des charrues, et de graisser le moulin à canne à sucre. Presque sans m’en rendre compte, je me suis mis à bricoler le moteur. Un petit bout de fil de fer par-ci, un morceau de bois par-là, une petite boule de terre ailleurs, un caillou entre ces deux pièces de métal, et…

Quelle frayeur ! L’appareil s’est mis à ruer comme un cheval enfermé. Devant notre porte, le pilote nommé Larsen a recraché son café. J’ai eu la trouille de ma vie. J’ai filé comme une flèche pour ne pas me faire attraper.

Mais mon père savait par où j’allais passer… Au moment où il saisissait un bâton de peuplier pour me le casser sur le dos, Larsen a tenté de l’en dissuader. Mon père a vu rouge. Imaginez-vous : jamais personne n’avait élevé la voix chez lui, et cette grande perche de la ville qui tenait à peine debout se pointait et prétendait savoir mieux que lui comment se comporter avec l’un de ses fils ! Il lui a foncé dessus et… Heureusement que ma mère s’est interposée et lui a dit, très bas : « Celedonio, enfin, laisse-le parler… ». Sinon, il l’aurait tué sur place.

Larsen s’est expliqué… Puis mon père, très fier, a jeté le bâton de peuplier et m’a serré dans ses bras, disant que j’étais bien son fils, pour sûr. Que j’avais toujours été comme ça, un peu bizarre, mais doué comme personne pour ces choses mécaniques…

Et du coup, sans savoir ce que je faisais, j’ai fini de dépanner le système d’équilibrage antigrav. Le pire, c’est que, plus tard, j’ai réalisé qu’en théorie aucun être humain n’est capable de réparer une de ces unités que seuls les xénoïdes savent fabriquer. Elles duraient très longtemps et étaient hyper résistantes, mais lorsqu’elles tombaient en panne, il fallait les changer.

Et c’est là que les docteurs, tous deux aussi barbus, décoiffés et avec des yeux de fous, se sont mis à me poser des tas de questions. Ils m’ont dit qu’ils s’appelaient Hermann et Sigimer et qu’ils étaient astrophysiciens. Ils m’ont parlé d’électromagnétisme, de théorie du champ unifié, et de plein d’autres choses. Et je n’ai rien compris à ce qu’ils racontaient. Puis Hermann a réfléchi, il m’a donné son crayon laser, qui ne fonctionnait plus depuis des jours… Et je l’ai réparé tout de suite avec un petit bout de verre.

Ensuite, les deux scientifiques ont conclu que j’avais un don spécial, que j’étais un génie naturel, un diamant brut. Moi, j’ouvrais des yeux comme des soucoupes, sans rien comprendre. Je croyais qu’ils se moquaient de moi, comme mes frères… Mais ils se sont mis à discuter avec mon père et ma mère, les prenant à part. Ils ont parlé un bon moment et j’ai vu qu’ils leur donnaient de l’argent… Puis ma mère a pleuré et est venue m’étreindre. Elle m’a mis dans les mains un petit sac contenant mes plus beaux vêtements, six canettes de jus de goyave à la noix de coco et deux grandes bouteilles de pru. Elle m’a embrassé et m’a dit de ne jamais oublier qu’ils m’aimaient et qu’ils étaient mes parents. Et le vieux m’a aussi serré dans ses bras, les yeux humides, mais en se détournant parce que les hommes ne pleurent pas. Et il m’a dit que j’allais partir avec les docteurs et que ce serait mieux pour tout le monde. Que j’étais un homme et que je devais aller de l’avant.

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2

Plat à base de bananes vertes, lait de coco, viande de porc ou miettes de crabe, et épices. (N.d.T.)

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3

Galette à base de farine de manioc. (N.d.T)

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4

Boisson traditionnelle issue de la décoction et la fermentation de liane savon, de smilax, une herbe vivace, et de piment. (N.d.T.)