Bien sûr, j’ai eu des expériences. Un certain nombre, même. Mais… très spéciales. Lorsque j’ai eu dix-huit ans, les psychologues du Centre, qui m’accordaient une attention particulière, m’ont mis en contact avec plusieurs… professionnelles. Des travailleuses sociales, évidemment. Toutes légales, sûres, discrètes, saines. Jolies. Ils pensaient que je gagnerais en stabilité émotionnelle si j’avais l’occasion de tempérer mon trouble par des expériences pratiques.
Ils avaient raison. Je me suis senti mieux.
Au plan sensoriel, la femme est un être d’une perfection étonnante, et qui paraît conçue pour donner et recevoir du plaisir. Les rendez-vous, trois fois par semaine, avec mes nouvelles « amies » et leurs aptitudes érotiques ont déclenché chez moi une période d’hyperactivité mentale. C’est à cette époque que j’ai mis au point le champ d’invisibilité et posé les principes de ce qui serait plus tard le générateur de silence.
J’ai eu aussi quelques expériences homosexuelles. Par pure curiosité scientifique, plus que par véritable inclination. Pour avoir un point de comparaison : comment dire qu’on n’aime pas quelque chose si on n’a pas essayé ?
Mais ça n’a pas bien fonctionné. Je suppose que l’éducation machiste reçue durant mon enfance a été plus forte que la conscience qu’il s’agissait de préjugés. Ces mâles épilés aux longues jambes, aux manières douces et aux voix flûtées me semblaient des caricatures. Ils imitaient la femme sans y parvenir. Quant aux autres, musclés, velus, à la voix rocailleuse et hyper sexués, ils me rappelaient trop mon père pour m’inspirer toute pensée érotique.
Je me suis donc dédié exclusivement au sexe féminin. Le temps a passé… Et, bien qu’elles me disent que j’étais un véritable étalon et qu’elles s’étaient plus attachées à moi qu’à n’importe quel client xénoïde, tout a fini par me sembler… incomplet. C’était trop facile. Trop artificiel. Je voulais davantage. Et je croyais savoir comment l’obtenir.
Une des rares fois où ils m’avaient laissé sortir pour me promener en dehors du Centre, j’ai faussé compagnie aux deux agents qui me suivaient – ils croyaient que je ne les avais pas remarqués.
J’ai pris toutes les précautions nécessaires. J’ai masqué mes odeurs corporelles pour que les chiens de chasse mutants ne puissent pas me pister. J’ai inondé d’interférences la balise sous-cutanée qu’ils m’avaient implantée dans le sternum. En un mot, j’ai disparu.
Je voulais, au moins un moment, vivre ma vie par moi-même. Je m’étais procuré une carte de crédit fantôme qu’ils ne pourraient pas tracer. J’ai pris un vol jusqu’à Nouveau Paris, la ville de l’amour. J’ai loué un studio, je me suis préparé à profiter du dolce far niente et je m’en suis remis à la chance pour rencontrer celle qui ferait vibrer mon cœur.
Mais les femmes ordinaires ne me trouvaient pas attirant. Je ne suis pas un canon de beauté masculine… J’aurais pu avoir recours à la reconstruction faciale, mais ce visage me plaît. Il me rappelle ma famille à chaque fois que je me regarde dans un miroir.
Au bout d’une semaine de solitude, alors que je me débrouillais plutôt bien au quotidien, je suis retourné voir les professionnelles. Durant trois nuits, j’ai jeté mon argent par les fenêtres, jusqu’à ce que je me lasse du sexe tarifé, puis je suis retourné à ma solitude inactive.
Une nuit, alors que je me promenais dans le Quartier Latin reconstruit, j’ai rencontré Yleka. Au dehors, une femme d’émeraude et de chocolat, à l’intérieur, une panthère de feu et de miel, comme dit un vers de Juan Valera.(5) Vous le connaissez ? J’imagine que non. Quel dommage. Essayez de le lire.
Yleka avait été larguée à Paris par un Centaurien malhonnête. Elle n’avait plus un crédit en poche ni un endroit où dormir. Moi oui, et je me sentais plus seul que jamais… Nous avons dormi ensemble. Et plus que cela même. Mais je ne lui ai pas dit que j’étais riche. Je voulais voir si elle s’en fichait.
Ça a été une grande semaine. Elle était tendre et drôle, et cela ne la dérangeait pas trop que je ne sois doué qu’avec les objets et les appareils. Ou que je parle peu. Elle parlait pour deux, et j’adorais l’écouter.
Pendant ces sept jours, elle n’a pas remis son body de plasti-peau hyper moulant, et n’est pas sortie dans les rues à la recherche de xénoïdes. Elle disait que je lui suffisais. Et moi, je voulais lui consacrer tout mon temps. Je crois que nous avons perdu plusieurs kilos.
La situation aurait pu durer plus longtemps, je suppose. Enfin, si j’étais parvenu à calmer mon cerveau turbulent. Dans mon studio isolé, avec des instruments maison, j’ai essayé de poursuivre mes travaux sur le générateur de silence, mais ce n’était pas pareil. Je me trouvais bien loin des laboratoires du Centre et de leurs moyens illimités. Chasser le naturel, il revient au galop.
Je crois que mon subconscient m’a trahi ; j’ai commencé à faire des erreurs. À commettre de petites imprudences. À laisser des indices. À acheter toujours dans les mêmes boutiques, à aller aux expositions d’inventeurs… Je voulais qu’ils me trouvent… Et, bien sûr, ils m’ont trouvé.
Moins de trois jours après mon retour au Centre, ils m’ont amené Yleka. Mais ce n’était plus pareil. La magie avait cessé morte. À présent qu’elle connaissait l’état de mon compte bancaire, je ne l’intéressais probablement plus que comme client. Humain, au lieu d’être xénoïde, mais cela revenait au même. Même si elle continuait d’affirmer qu’elle m’aimait, et bien que ses orgasmes aient l’air passionnés, ils me paraissaient simulés.
Peut-être que, par sa froideur, elle voulait se venger. Parce que je lui avais menti. Parce que je n’étais pas ce que je prétendais être. Parce que j’avais brisé ses illusions d’être heureuse auprès d’un homme bon et simple. Même une travailleuse sociale a des rêves, non ?
Lorsqu’il est devenu évident que cela ne fonctionnait plus comme avant, je lui ai dit que je ne souhaitais plus la revoir. Ça a été une erreur. Elle a pleuré à chaudes larmes et a juré qu’elle m’aimait. Mais comment savoir si elle m’aimait, moi, et pas mes crédits ? Je lui ai dit que son amour n’était pas démontrable.
Alors, elle m’a traité de « saleté d’autiste » et de « monstre insensible ». Cela m’a rendu furieux. Qu’on me dise que je suis un savant idiot et stupide, passe encore. Mais que je suis froid et sans cœur… Je me battais avec mes frères pour beaucoup moins que ça, jusqu’à ce qu’ils me laissent par terre, couvert de bleus. Mais, dans le village, ils cassaient la figure à quiconque osait me parler de la sorte.
J’ai perdu mon sang froid. Nous nous sommes disputés, j’ai crié… et je l’ai frappée. Une seule fois. J’étais hors de moi, vous comprenez ? Si je ne m’étais pas retenu, j’aurais continué de la battre. Pour son propre bien, j’ai demandé aux gardes de l’emmener. Je la haïssais pour m’avoir obligé à la malmener.
Sous le coup de la colère, j’ai fait du chantage à ceux du Centre. Il ne me suffisait pas de la sortir de ma vie ; je voulais qu’on la détruise. Pas qu’on la tue, mais qu’on lui fasse beaucoup de mal. Et qu’elle ne puisse plus jamais travailler. Nulle part.
Au début, ils m’ont ignoré. Alors j’ai cessé de travailler. Hermann et Sigimer ont essayé de me raisonner, en vain. Ensuite, ils ont utilisé des drogues, mais il est impossible d’obliger un cerveau à penser. Je refusais de toucher le moindre appareil.
Au bout de deux semaines, ils ont capitulé. Ils sont capables de tout pour obtenir ce qu’ils veulent. Je le savais, et j’en ai profité. Ils ne s’intéressaient qu’à ce que je pouvais créer. Mon bien-être n’intervenait qu’indirectement, de façon secondaire. Je n’étais qu’un de leurs instruments. Coûteux, comme un radiotélescope ou un synchrophasotron… Et, comme tel, il fallait prendre soin de moi et veiller à mon bonheur.
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Écrivain espagnol (Cabra 1824 – Madrid 1905). Poète, critique littéraire et fondateur de la