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Je renouche ma tocante : huit plombes.

— Voulez-vous gober un petit somnifère léger ?

— Vous croyez ?

— Qui dort dîne et qui dort oublie. Tenez, j’ai là dans ma trousse de toilette de quoi trucider les nuits blanches…

Il hésite, me regarde d’un œil suspidouteux.

— Croyez-vous que je veuille vous empoisonner ? lui demandé-je. Je ne vous force pas. Et si nous avions souhaité vous faire disparaître, nous aurions eu de meilleurs endroits que cette honorable auberge, pour mettre le projet à exécution.

— Donnez ! se décide-t-il.

Je vais lui chercher un comprimé de Dormitoire 15.

— La moitié suffira, préviens-je.

— Et vous ? s’inquiète Streiger.

— Moi, je dors du sommeil du juste, mon cher, ayant une conscience d’angelot.

— Vous sortez ?

— Une petite promenade vespérale vaut toutes les tasses de tilleul.

— Ne me laissez pas !

— Un comble ! Le prisonnier qui requiert la présence de son geôlier !

— J’ai peur.

— Du noir ? En ce cas laissez la lumière éclairée.

— J’ai peur de ce village.

— Rien n’est plus serein au monde que ce coin de Bavière, Herr Streiger ; il ne s’y est produit qu’un incident malheureux : votre naissance.

— Vous me haïssez, n’est-ce pas ? questionne mon compagnon d’équipée.

— Non, la haine est au-dessus de mes moyens : je vous méprise seulement, pardonnez-moi de vous le dire.

Je le quitte.

Dehors, ça sent le soir qui tombe, les rosiers grimpants, l’étable…

Je me dirige à pas comptés vers la maisonnette au crépi rose, engoncée dans un renfoncement, derrière le petit bureau de poste.

Une lumière blonde éclaire les carreaux. Quelque part, dans une zone ombreuse, une chatte qui se fait tringler de première par un matou en délire pousse des cris d’hôtel de passe pour félins.

La gentille Gretchen blonde devait guetter ma venue car la porte s’écarte alors que j’en suis à plus de deux mètres.

Je sais pas si c’est une coutume du bled, mais elle s’est loquée en costume national, ou pour le moins folklorique : jupe noire plissée, très ample, corsage blanc à manches bouffantes, menu tablier bleu bordé de dentelle, bas noirs, souliers noirs à boucles. Elle me porte au sang cinq sur cinq, la mignonnette !

Elle s’efface pour me laisser entrer. Le logis est meublé ancien, très propre. Y a du parquet grinçant, des rideaux à menus carreaux, tout plein de plantes dans des cache-pots de cuivre. Tu t’imaginerais dans une serre. J’avise même l’inévitable rouet dans un coin du salon. Cette pièce n’est éclairée que d’un lumignon, ce qui rend l’atmosphère archidouillette et un brin mystérieuse.

Je défrime la jouvencelle, me demandant si elle me reçoit en grande naïveté (ce que je suis enclin à croire), ou si elle est du genre ingénue perverse (ce qui ne me déplairait pas outre mesure). L’innocence, cousine germaine de la sottise, paraît guider ses mouvements. Gracieuse et gauche. Ardente et sage. J’adore les contradictions.

— Comment va mémé ?

— Très mal ; je crois qu’elle ne me reconnaît plus.

Elle hésite, murmure timidement :

— Vous voulez la voir ?

Moi, ce que j’en ai à maquiller de la moribonde, hein ? Je te laisse le soin d’apprécier l’à quel point elle m’est indispensable, grand-maman. Pourtant, comme la pauvrette semble tenir à ce que je la look et aussi parce que j’ai le respect de toutes les mamies du monde, je réponds que comment-donc-suis-je-t’il-pas-là-pour-ça ?

Alors on grimpe au premier. La maison n’a que deux chambres, assez vastes toutefois. On pénètre dans la plus proche de l’escadrin, dont la lourde est restée ouverte. La respiration rauque, brève et saccadée de l’aïeule ne trompe pas : cette chère vieillarde ne deviendra jamais centenaire. C’est du peu au jus, crois-moi.

Ma gentille hôtesse saisit ma main et m’entraîne vers le vaste lit, très haut sur pattes et encore sommé d’une couette dodue qui ressemble à un ballon dirigeable presque dégonflé.

La lampe de chevet répand sur la moribonde une clarté ocrée, atténuée par un journal plié en quatre et fixé à l’abat-jour avec une pince à linge.

Vision classique, pénible et malgré tout sereine. Masque décharné par la souffrance. Joues, narines et orbites creuses ; teint plombé ; paupières baissées qui ne laissent filtrer qu’un mince trait blanc. Deux bras décharnés sont allongés sur la couette et les mains qui les terminent paraissent de cire.

La gosse se fout à chialer.

Moi, tu me sais ?

Chevalier vertueux, je la saisis à l’épaule, la pressant contre ma pomme.

— Il ne faut pas, ma petite chérie… Voyez, elle ne souffre pas. Elle est calme. Quand on est très vieux, on ressent une si grande fatigue qu’on considère la mort comme un repos mérité et qu’elle vous fait envie…

— Grossmama, qu’elle susurre, la chère âme. Oh ! Grossmama !

Les larmes…

Je les essuie de ma main libre, du bout des doigts. Je suis ému, je bande. C’est un beau moment en Vistavision, couleurs naturelles ; bravo Gevacolor !

— Ne pleurez pas, adorable petite fille !

En plein conte de Pet-rôt, je te dis ! Le Maître de Forges ! Ohnet soit qui mal y pense !

Je risque un baiser, juste un brimborion sur la nuque. Elle réagit pas. Alors, bon, un deuxième, au coin des lèvres. Ça joue ? Accepté ? Banco !

Tiens ce petit début de galoche, mein Puppe. Hmmm, comme ta bouche est fraîche, parfumée ! T’es à la framboise ou aux myrtilles, dis, petite biche ? Les sanglots secouent sa poitrine. Pourvu qu’elle se décroche pas un poumon, cette adorable ! Vite je lui sustente le bustier. Ça tient ? D’ac ! En moins que moins que rien, la chaleur de son corps se répand dans toute ma main : sublime, ça vaut un poil à ma zoute.

Alors, une demi-pirouette pour l’avoir face à moi ! Ses grands yeux éperdus brillent dans la pénombre, immenses, confiants, admiratifs. C’est providentiel, si tu réfléchis, que je l’assiste en cet instant pénible, la doucette ! Tu l’imagines, seulabre, sur les rives du lit d’agonie, surveillant les râles de la chère vieille femme ? Comme quoi le Seigneur est bienveillant dans les moindres détails. Qu’Il lui eût dicté de se rendre à l’église pile au moment où j’y traînais mes couilles, c’est une preuve, non ?

— Ma chérie, je soupire, ô ma tendresse, comme je voudrais pouvoir vous aider !

Je plaque mes lèvres sur les siennes, j’incise, faufile. Elle laisse filocher. Les sens, on n’a rien découvert de mieux depuis l’invention des sexes.

Sans réfléchir, elle se colle à moi ; me mollusque le soubassement. Tu sais qu’elle me ferait perdre la tronche si je m’écoutais pas !

Heureusement je m’écoute.

Et même, je m’écoute trop.

Parce que je me dis de ces choses ! Non, mais vrai : de ces choses qui te feraient dresser les poils occultes sur la tête si t’étais pas chauve !

L’essentiel de ce que je me dis c’est que j’ai une de ces tringlettes, mon pauvre ami, qui pourrait servir d’épée à Roland, pour remplacer la sienne, brisée à Roncevaux (province de Pampelune).

Ça hallebarde dans mon kangourou, ya yaïe ! J’ai la hampe de l’écrivain !

Mon baiser se fait plus total, explorateur intraitable, pas une molaire qui échappe à l’inspection de ma fureteuse agile.

Elle a besoin de fuir son chagrin, cette fille. Instinct de conservation, comprends-tu ? Lui faut de la diversion. Pourquoi la lui refuserais-je ? Je te le demande en mille ?