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Une volée d’embruns nous cueillit en bordure de précipice. En contrebas, la mer glissait sous la falaise, en ressortait toute blanche, dans un bruit de tonnerre… Alice fouillait dans son sac.

— Tiens, dit-elle.

Le Smith & Wesson luisait sous la lune, imbécile et lugubre. J’hésitai un instant avant de l’empoigner. Dans ma main, l’arme était lourde, menaçante. Alice recula d’un pas. Seul devant la mer, pensant à tout, à rien, au reste, j’armai le chien et visai le ciel… L’écume crachait sur les cailloux en contrebas comme moi sur mon passé : d’un coup sec, je logeai le cadavre de mon enfance tout là-bas, à la belle étoile.

6

Une âme en six coups

Mc Cash avait perdu son œil à Belfast, lors d’une rixe dans une taverne infestée de soldats anglais. Depuis cet accident de jeunesse, l’Irlandais ne se faisait aucune illusion : pour les gens, il n’était qu’un bandeau. Un bout de cuir noir au travers du visage, guère plus. Pour preuve, son infirmité avait l’heur d’amuser : Moche Dayan était pour lui un surnom courant. Pour les plus jeunes, c’était « le pirate ». Dans tous les cas, Mc Cash passait « aperçu ». Ou plutôt, il ne passait jamais pour ce qu’il était. Son image l’avait en quelque sorte dévoré.

Puisque son infirmité n’inspirait aux Hommes aucune compassion (comme si on pouvait tomber aveugle mais pas borgne) il avait vite appris à se désintéresser naturellement de ce qu’il appelait son « angle mort » : mangez à sa droite et il ne vous adresserait pas la parole. Laissez-le conduire et il vous faudrait des trésors d’ingéniosité féminine pour qu’il daignât vous adresser un regard.

Son côté droit était vulnérable : il se méfiait des attaques, comme un animal.

De ses origines irlandaises, Mc Cash ne gardait que les séquelles d’un fort tempérament celte : quand il était calme, il écoutait les Stiff Little Fingers (des Irlandais) et J.S. Bach (un protestant), mangeait à n’importe quelle heure, buvait de la même manière et faisait l’amour dès que l’occasion se présentait — ce qui n’était plus si fréquent, avec ses cinquante ans qui lui tombaient dessus…

Il habitait le trentième étage de la tour des Horizons, sorte de cheminée titanesque plantée au bord du fleuve coulant le long des Quais, la Vilaine, laquelle portait bien son nom avec son parking sur le dos. L’appartement en lui-même ne valait guère mieux. Mc Cash n’avait touché à rien depuis le départ de son ex-femme, six ans auparavant : comme ils cassaient alors les cloisons pour agrandir leur espace vital, tout était resté en chantier. Il avait bien consenti à ramasser les gravats dans des sacs en lin, mais comme ils les avaient entassés devant la cheminée, ils étaient toujours là, otages de sa paresse, couverts de poussière.

Un malstrom de fils électriques pendaient des murs délabrés mais il ne craignait rien : aucun enfant ne venait jamais chez lui. Quant au matériel accumulé par leurs années de vie commune, il le laissait tomber en panne sans prendre soin d’en changer.

Avachi dans le canapé du salon livré un jour de petite déprime, Mc Cash regardait d’un œil morne la télévision où, afin d’épater la fille assise à ses côtés, le héros, un flic, plaquait son gyrophare hurlant sur le toit de sa Renault 30 avant de se faufiler dans l’embouteillage qui les bloquait. Un film français des années soixante-dix. Sa jeunesse : l’Irlande occupée lui détruisait un œil avant de lui claquer la porte au nez, et lui se retrouvait à vingt-cinq ans en terre d’accueil, dans un pays qui venait de rater sa révolution.

Il ne se plaignait pas, la décade suivante avait été pire : Reagan, Thatcher, Berlusconi, l’apologie du toc, l’art en parts de marché, le son le plus ringard jamais produit en rock, le Paris-Dakar, la 205 Peugeot, partout un mauvais goût clinquant et carnassier, sans parler de son entrée dans la police, de son premier divorce… Mc Cash avala une gorgée de whisky, frotta ses cheveux pas coiffés, chassa ses pensées et jeta un œil aux papiers officiels étalés sur la moquette.

Par une sorte de curiosité malsaine, il s’était procuré le dernier rapport de police concernant le meurtre qui défrayait la chronique. D’après celui-ci, Philippe Rogemoux avait été touché au cœur, blessure qui avait provoqué la mort, quasi instantanée. L’homicide avait eu lieu au domicile de la victime dans la nuit de samedi à dimanche, à trois heures et quart du matin, sans qu’aucun témoin n’ait pu établir le portrait d’un suspect. Une locataire de l’immeuble (Gwénaëlle Magadec) avait cru entendre un bruit de portières et le départ d’une voiture, mais rien de très fiable. Selon les premiers éléments de l’enquête, un seul coup de feu aurait été tiré, de la rue, alors que la victime se trouvait derrière la fenêtre du salon. Rogemoux ayant été exécuté alors qu’il venait d’obtenir son mandat, il pouvait s’agir d’un règlement de comptes ou d’un acte terroriste : l’Armée Révolutionnaire Bretonne a fait sauter plusieurs perceptions ces temps derniers et l’on prêtait des intentions belliqueuses à plusieurs groupuscules régionalistes, en plein revival depuis l’avènement de la mondialisation.

Les résultats de la balistique corroboraient cette piste. D’après l’expertise, l’arme du crime, de calibre .44, était probablement issue du lot de Smith & Wesson détourné quinze jours plus tôt au Pays basque espagnol.

Suite à cette annonce, des unités spéciales avaient été mises en place sous le haut commandement du préfet Basillac. Le crime n’avait pas été revendiqué mais on suspectait en priorité l’amitié basco-bretonne et les ramifications entre groupuscules régionalistes extrémistes insoumis à l’autorité de l’État. Le plus intrigant provenait cependant de la balle mortelle : elle avait été percée en son centre, dans le sens de la longueur, probablement par un foret.

À quelle fin ? Le rapport ne le signalait pas.

Rien n’avait été volé, aucun signe d’effraction, juste un impact de balle dans une fenêtre et des éclats de verre par terre…

*

Un groupe de noctambules se dirigeait vers le haut des Lices et les bars de nuit adjacents. La pluie tombait sur la rue Duguesclin quand Mc Cash leva les yeux : la fenêtre du député se situait au deuxième étage et selon l’angle de tir de l’expertise, le tueur devait se trouver approximativement ici, au milieu de la rue, bras tendu dans un angle de 45° afin d’atteindre sa cible… Un vrai travail d’amateur, mais un sacré bon tireur…

Le policier composa le code d’accès et grimpa au troisième étage. Pas un bruit sur le palier. Après un moment d’hésitation, il décida de s’introduire par effraction chez Le Cairan afin de chercher un moyen de le joindre plutôt que de demander une commission rogatoire pour perquisitionner : la commissaire avait d’autres lièvres et il fallait qu’il réponde à sa nouvelle liste, écrite sur son carnet rouge.

« 1. Le Cairan est-il parti en vacances comme le prétend sa voisine ?

2. Est-il rentré chez lui samedi soir ?

3. Si oui, a-t-il vu quelque chose ayant rapport au meurtre du député ?

4. Dans ce cas, pourquoi ne répond-il pas à l’appel à témoins ? »

Rodé aux délits mineurs, l’Irlandais n’eut aucun mal à forcer la porte de l’appartement — la serrure était d’un modèle courant et le locataire n’avait pas fermé à clé.

Le voisin du député habitait un petit deux-pièces « avec poutres », soit quarante mètres carrés répartis en une grande cuisine mal épongée et une chambre non rangée. Rapide panoramique sur la cuisine : un vieux fauteuil, trois chaises dépareillées, une table de bois miteuse, une étagère où trônait une batterie de verres à vin, seuls survivants d’une vaisselle ébréchée à coups de canons. Par terre, du linoléum. Rien d’original, pourtant Mc Cash ressentit un étrange pressentiment. Les choses étaient à leur place sans vraiment l’être, comme un manque d’harmonie… Dans l’entrée, une glace poussiéreuse où il croisa son visage émacié. Scotchée à la porte, la couverture d’un vieux Paris-Match où Michel Sardou pleurait la mort de sa mère, un micro à la main, avec la légende « maman ce soir c’est pour toi que je chante ». Mc Cash poussa la porte de la chambre. Le lit était défait ; des vêtements traînaient sur la moquette, des livres, des papiers, le tout éparpillé aux quatre coins de la pièce. Petit picotement dans le cœur. Cette fois-ci, c’était plus qu’une impression : l’appartement avait été fouillé.