Выбрать главу

Ce soir, la mort me punissait.

Naufragé dérivant dans la tourmente, la nuit m’engloutit pour de bon.

Alors, en pleine phobie délirante, une voix déchira la houle.

— Fred !

Masse sombre dans la nuit agonisante, l’île d’Hœdic apparut, toute proche. Terre, terre…

22

Une grande bouffée d’herbe pure

Jusqu’à présent, la seule preuve dont disposait la police concernant la culpabilité de Frédéric Le Cairan et d’Alice Arbizu se trouvait dans la poche de la veste du lieutenant Mc Cash : le carnet-mode d’emploi du revolver trouvé dans la maison de Locmaria-Plouzané, chez un type qui avait depuis disparu de la circulation.

Le préfet, la DST, tous avaient misé sur la piste terroriste. Seulement Le Cairan n’était pas un indépendantiste manipulé par les idéologies d’une époque où l’on croyait à une révolution collective. L’Irlandais, connaisseur, n’avait jamais cru à l’activisme : une personne qui s’apprête à commettre un attentat ne se rend pas à un mariage avec son complice (Augier, enfin joint au téléphone, avait certifié leur présence), pas plus qu’il ne prend le risque d’ameuter tout le quartier en donnant des coups de pied dans la porte de l’immeuble où réside sa victime… Plutôt que de chercher à savoir comment Alice s’était procuré l’arme du crime, le degré d’influence qu’elle exerçait sur Fred ou les motivations qui avaient poussé deux agitateurs provinciaux sans envergure à tuer un député de la République, Mc Cash se demandait toujours pourquoi Le Cairan n’avait pas eu le code d’accès de l’immeuble. Il y pensait depuis la seconde où il s’était réveillé.

Gwénaëlle, qui dormait encore, Arturo lové sur l’arête blanche du drap (ses reins, probablement), lui avait assuré que le papier du syndic avait été distribué dans les boîtes aux lettres… Le chat déguerpit au premier geste du policier, qui s’assit sur le rebord du lit. Réveillée par le brusque départ de l’animal, Gwénaëlle ouvrit un œil, puis deux. Ils avaient pas mal bu la veille. Ce matin, elle se sentait un peu vaseuse et le grand escogriffe avec qui elle avait fait l’amour dans le salon la regardait, renfrogné, presque agacé.

— Plutôt que de faire cette gueule, va donc préparer le petit déjeuner, dit-elle. Il y a tout ce qu’il faut à la cuisine, même du Nesquik.

Mc Cash consentit à ricaner. Deux minutes plus tard, bourrant l’arabica dans la cafetière d’aluminium, il cria à la femme qui se douchait la porte grande ouverte :

— Tu n’as toujours aucune idée de l’endroit où je pourrais trouver Fred ?

— Dis donc, tu t’arrêtes des fois ?! Je t’ai dit non, c’est non !

— Et Alice Arbizu, tu connais ?

— Non !

L’eau de la douche stoppa net. Il barbouilla un peu de beurre sur des tranches de pain grillé. Gwénaëlle passa ses longs cheveux mouillés par la porte de la cuisine :

— C’est prêt ?

Dans un coup de vent, elle disparut vers sa chambre.

Mc Cash posa le plateau sur la table du salon. Arturo, qui trônait sur le siège du canapé, bondit sur le tapis marocain. Gwénaëlle réapparut, vêtue d’un pantalon moulant, un chemisier rouge sang sur les épaules.

— Bon appétit, annonça-t-elle en se jetant sur le thé à l’orange et les tartines.

Pas lavé dans son pantalon du lundi, Mc Cash baragouina avant de prendre son café.

— Et ses grands-parents, à Fred, tu les connais ?

— Sympa le petit déjeuner avec toi, répondit-elle. Non, je ne les connais pas : Fred ne m’en a jamais parlé. Du reste de sa famille non plus d’ailleurs…

Gwénaëlle ne dit rien de plus : ses silences étaient efficaces. L’homme releva un œil, au diapason du liquide qu’il buvait. C’était fini le temps des galipettes et des mots gentils dans le creux de l’oreille.

— La vieille du deuxième m’a dit que Le Cairan et son voisin de palier, un certain Cherroui, passaient leur temps à s’engueuler. Tu en penses quoi ?

— Qu’il est chiant avec son van.

— Qui ça, Cherroui ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Oh ! fit-elle d’un air agacé, de stupides histoires de voisinage… Dis donc, si c’est pour obtenir des informations que tu as couché avec moi, tu peux rentrer tout de suite chez toi.

Gwénaëlle ne rigolait qu’à moitié. Lui pas du tout : il éprouvait une curieuse intuition. Elles le trompaient rarement…

Sortant de chez Magadec, il consulta les plaintes dans le commissariat du quartier et constata que plusieurs procès-verbaux avaient été enregistrés ces derniers mois entre Le Cairan et Cherroui : manifestement, ce dernier supportait mal de voir son voisin de palier garer sa voiture dans le bout de parking situé près de son magasin d’informatique — emplacement qui, Mc Cash le vérifia au cadastre, appartenait à la ville : d’où heurts multiples entre les deux hommes, notamment la semaine qui avait précédé le meurtre… Il passa au syndic de l’immeuble : quand on lui apprit que le code d’entrée avait changé le samedi en question à partir de vingt heures et que les résidents avaient été prévenus par courrier, l’Irlandais commença à sentir le mauvais coup.

Les cloches de la cathédrale sonnaient midi quand il se rendit chez Rachid Cherroui. En dépit de ses origines maghrébines, l’homme lui fit tout de suite mauvaise impression. Féru d’informatique, il se levait à peine après sa nuit passée devant des jeux vidéo.

— C’est pour quoi ? dit-il par l’embrasure de la porte.

La mine défaite dans un tee-shirt Coca-Cola et un pantalon de survêtement, Rachid Cherroui n’était pas de bon poil. Il n’aimait pas les flics, celui-là moins que tout autre.

— Quelques questions à vous poser.

— Je me réveille : passez plus tard.

Cherroui s’apprêtait à fermer la porte lorsqu’une chaussure l’en empêcha.

— Je n’ai pas beaucoup de temps. Laissez-moi entrer deux minutes, insista Mc Cash en faisant preuve d’une diplomatie qu’il ne se connaissait pas.

— Vous avez un mandat ?

Mc Cash écrasa sa semelle dans la porte d’entrée qui, rasant le front de l’homme, rebondit contre le mur du couloir.

— Y a pas de mandat en France, siffla-t-il en lui attrapant l’oreille. Maintenant tu arrêtes ton cirque et tu vas me raconter ce qui s’est passé la nuit du meurtre…

Du talon, le policier claqua la porte et entraîna Rachid Cherroui jusqu’à la fenêtre du séjour sans tenir compte de ses droits :

— Alors ? hurla-t-il. Tu étais où quand Le Cairan a cogné contre la porte de l’immeuble ?

— Mais…

— Où ?!

Il lui tordit l’oreille avec férocité.

— Je me plaindrai auprès de vos supérieurs ! menaça-t-il.

Après une ultime torsion, le policier lâcha prise.

— Tu ne feras rien du tout…

Cherroui cessa subitement de geindre. Le borgne se rapprocha de lui, qui recula d’un pas :

— Tu ne feras rien du tout parce que tu as menti, Cherroui : il ne faut jamais me mentir. Jamais. Je déteste ça.

L’haleine du policier glissa sur son visage pâle.

— Je vais te dire ce que tu as fait, ce que tu as fait tout seul, avec ta petite tête : tu as subtilisé le papier du syndic dans la boîte aux lettres de Frédéric Le Cairan alors qu’il était absent, ce papier qui prévenait les locataires du changement de code d’entrée à compter du samedi 27, jour du meurtre. Ne bénéficiant plus de l’accès libre en journée, Le Cairan a donc trouvé la porte de son immeuble fermée quand il a voulu rentrer chez lui cette nuit-là. Pourquoi tu as fait ça ? Tu veux que je te le dise ? Pour l’emmerder. Oui monsieur : pour l’emmerder !