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Luis n’avait pas l’air convaincu.

— On sait ce qu’il fait au juste, ce type ?

— Bah, il édite une revue, une sorte de magazine… Alice lui envoie régulièrement ses photos. Je crois aussi qu’elle s’occupe des illustrations…

Luis cracha par la vitre tandis qu’ils dépassaient les barres d’HLM des quartiers sud.

— Ta sœur, de quel bord elle est au juste ?

Martial fit la moue : gamine, Alice préparait souvent à manger pour les sympathisants en réunion de cellule chez la tante, mais si elle avait été bercée par la politique, elle semblait s’en soucier comme de l’horoscope. C’est pour ça qu’il avait tiqué quand elle avait parlé de son expo avec les gens de Jaraï… Ils atteignaient le centre-ville. Plié sur son plan, Martial indiquait le chemin.

— La rue Duguesclin est à droite, après la cathédrale, dit-il. Le type habite au numéro 3… Qu’est-ce qui se passe maintenant ?

Sa voix chevrotait légèrement : le Basque lui avait dit qu’il récupérerait son arme, il n’avait pas dit comment.

— J’aviserai, répondit-il d’une voix blanche.

Son visage se raidit tout à coup : la rue en question était infestée de policiers. Des barrières de sécurité bloquaient le passage tandis que des inspecteurs en civil claquaient les portières des véhicules banalisés. La BM empiéta sur le trottoir.

— Va voir ce qui se passe ! siffla Luis.

Quand Martial revint deux minutes plus tard, son visage avait changé.

— Un député a été assassiné, dit-il dans un souffle. Hier soir, à son domicile : au numéro 3.

Luis resta un instant sans voix, le temps de faire le rapprochement, puis il s’ouvrit d’un rictus amer : dans sa bouche, comme un arrière-goût de Fuego…

5

À la belle étoile

« Bonjour monsieur Le Cairan ! Alors, comment allez-vous monsieur Le Cairan ? Bonjour monsieur Le Cairan ! Alors, comment allez-vous monsieur Le Cairan ? »

Un sourire électoral flanqué sur les lèvres, Philippe Rogemoux répétait sans cesse les mêmes paroles, poignée de main à l’appui, comptine lugubre résonnant dans ma tête d’égaré contre son gré. Je le regardais, effaré, dans la situation de celui qui retient son souffle en se demandant s’il pourra de nouveau respirer. Le député n’arborait plus le pyjama à rayures qu’il portait la nuit du meurtre mais un costume bleu nuit impeccable assorti à une cravate jaune pâle du plus bel effet : « Bonjour monsieur Le Cairan ! Alors, comment allez-vous monsieur Le Cairan ? » Il s’adressait à moi comme à un vulgaire électeur, sans même attendre de réaction, il me parlait le plus naturellement du monde alors que, bon Dieu, il voyait bien la balle dépasser de sa putain de chemise blanche !

Il y avait le trou laissé par l’impact et le petit bout d’acier qui débordait de la chair boursouflée, retournée, juste au niveau du cœur, la balle qui montrait sa sale gueule ensanglantée pendant que l’homme souriait, apolitique, le visage serein, sans peur, sans doute ni reproche, presque innocent…

« Bonjour monsieur Le Cairan ! Alors comment allez-vous monsieur Le Cairan ? »

Dans le port à marée basse, les bateaux dormaient sur la béquille. Des gens, peu. Tombée sur le toit du ciel, la chape de nuages gris rendait l’océan vert émeraude. Installé à la terrasse du bistrot, je repoussai le journal, dégoûté — le goût de moi s’était évaporé de l’autre côté de l’horizon.

Je n’avais pas dormi de la nuit, ou alors pour sombrer dans des cauchemars qui depuis me suivaient partout comme des chiens, de la chambre à la salle de bains, de l’escalier à la cuisine, sur la terrasse où nous avions déjeuné avec Alice, à la plage et jusque dans la mousse de ma bière… En page deux du Télégramme, on ne parlait plus que du meurtre du député : des douze Irakiens, dont trois enfants, massacrés dans le week-end, rien ou presque. Des spécialistes de l’antiterrorisme étaient sur l’affaire, toutes les pistes seraient vérifiées, toutes les filières remontées. Car personne n’était au-dessus de la justice : nul. C’était marqué noir sur blanc par l’éditorialiste. Il suffisait de lire.

Depuis, les mouettes qui tout à l’heure festoyaient dans la vase tournoyaient au-dessus de moi comme autant de mauvais augures. J’étais seul à la terrasse, Alice était partie « faire les boutiques » dans le petit centre-ville, prétextant n’avoir plus rien à se mettre. Ce n’était pas faux : outre le sac à patates qui lui servait de pantalon, elle portait depuis trois jours sa chemise de garçon trop grande, une vieille paire de Springcourt blanche et le K-Way que nous avions apporté au mariage au cas où on dormirait dehors.

Nous avions passé l’après-midi sur la plage du Corsen, réputée pour son sable blanc, ses rouleaux et ses homos. Hormis le cauchemar de la nuit passée, ma haine pour moi-même et un vendeur d’herbe pas mauvaise du tout, personne n’était venu nous importuner. Alice s’était même baignée, deux fois. J’en avais profité pour relire le carnet-mode d’emploi du revolver.

Il consistait en quoi au juste, son jeu ? Une espèce d’autoanalyse à la tire-moi dessus ? Ce n’était pas en tuant des gens que j’allais résoudre mes problèmes. Et puis si Alice était la championne des jeux de plage dadaïsto-lacaniens, qu’est-ce que tout ça valait aujourd’hui ? J’allais dire quoi aux flics ? « Excusez-moi, c’est ma vieille copine Alice qui m’a offert un Smith & Wesson quelques heures avant le meurtre mais je n’avais pas lu le mode d’emploi, il était caché sous les Mémoires de Lacenaire, le fameux hors-la-loi, et un couple de vieux amants a débarqué au moment où je découvrais mon cadeau d’anniversaire : vous comprenez ? »

Non, personne n’allait rien comprendre. Car c’est bien moi qui avais appuyé sur la détente. Alice m’avait certes refilé un cadeau empoisonné, mais elle n’avait rien à voir dans ce qui était arrivé.

J’achevai ma bière en considérant d’un œil torve les mouettes qui ricanaient au-dessus du port et attendis, maussade. Griffonnai quelques mots sur le carnet de voyage acheté un peu plus tôt dans un bazar, en vain : l’océan avait beau m’aguicher avec ses reins d’écume, la mort du député me polluait l’esprit.

Passant à hauteur, une mouette me conspua.

Pauvre conne.

J’en étais là quand la brise laissa échapper un petit morceau de papier du carnet que je consultais, papier qui après un bref envol s’échoua sur la table humide.

L’écriture était fine, déliée :

Y a-t-il une ou plusieurs raisons de regarder son masque ?

[] pas le temps

[] oui

[] TRM

Je ne pouvais plus me voir en peinture, ni en masque, en rien.

Alice arrivait comme si de rien n’était, silhouette dégingandée dans le pantalon sans forme qu’elle traînait toujours. Son nouveau tee-shirt, en revanche, était très joli.

— Alors ? elle demanda.

— La DST est sur le coup, dis-je en désignant le journal posé sur la table.

— Tu croyais peut-être qu’ils allaient envoyer Rintintin ?

Comme la patronne du café approchait, Alice commanda un verre de vin blanc. Du coup moi aussi. Un double.

— Ils ont des témoins ?

— Non. Enfin, ils n’en parlent pas…

— C’est déjà ça, dit-elle, stoïque.